Gaston est un soldat inconnu vivant. On l’a trouvé dans une gare, près d’un train de prisonniers français rentrant d’Allemagne en 1918. Il est amnésique. À l’asile d’aliénés où il est interné, les familles défilent, espérant reconnaître en lui un fils ou un frère disparu pendant la guerre, en vain. Mais Gaston s’habitue à sa nouvelle vie, il jardine, il s’occupe. Il a renoncé à renouer avec son passé. En 1936, le nouveau directeur de l’asile relance les recherches. Les familles affluent de nouveau. On décide d’envoyer Gaston vivre quelque temps au sein de certaines d’entre elles, pour examiner ses réactions. Priorité est donnée à la famille Renaud. Tel est l’argument de la pièce de Jean Anouilh, Le Voyageur sans bagage, qui commence avec l’arrivée de Gaston chez les Renaud.
Ce qu’il découvre peu à peu de son histoire l’effraie et le dégoûte : « Je suis en train de refuser mon passé et ses personnages – moi compris. Vous êtes peut-être ma famille, mes amours, ma véridique histoire. Oui, mais seulement, voilà… vous ne me plaisez pas. Je vous refuse. » « Tout le monde ne peut pas être orphelin », disait déjà Poil de Carotte. À tout prendre, le Gaston d’Anouilh, lui, aimerait le rester. Il fera pourtant un autre choix. L’une des familles en quête d’un disparu est représentée par « un petit garçon innocent et clair » ; « le prenant par la main, un homme libéré s’en ira avec lui vers un monde où il ne s’est rien passé encore… ». Un choix d’avenir, plutôt que l’acceptation d’un passé.
En 1937, le sujet est dans l’air. Plus de deux cent mille soldats ont disparu au cours de la Guerre mondiale, et les survivants non identifiés sont nombreux. Cette année-là, le tribunal de Rodez décide qu’Anthelme Mangin, amnésique célèbre depuis des années, est en réalité Octave Monjoin, blessé en 1914 puis fait prisonnier. Paradoxalement, la famille Monjoin n’est pas très « demandeuse ». Anthelme Mangin ne redeviendra pas Octave Monjoin, à supposer qu’il ait jamais porté ce nom.
En 1928 déjà, la figure de l’amnésique avait inspiré Giraudoux, dans Siegfried. Anouilh a pu lui emprunter certains traits, notamment le « sans bagage » de son titre. Au moment où il écrit sa pièce, en 1936, il est le secrétaire général de la Comédie des Champs-Élysées, où règne Louis Jouvet. Tout naturellement, il lui propose son Voyageur. Jouvet demeure évasif : « On va voir, mon petit gars. Mais tu comprends, il faut être prudent. Si je monte un jeune auteur ici, on dira que c’est parce que tu as été mon secrétaire, et c’est toi qui en pâtiras. On va voir. On va voir… Il faut être prudent… » La prudence dure un an et demi. Anouilh croit son heure enfin arrivée, quand il apprend que Jouvet préfère monter Le Château de cartes de Steve Passeur. Il apporte aussitôt son manuscrit chez Georges Pitoëff. Le lendemain matin, un pneumatique le convoque au théâtre des Mathurins. Dans un « étrange, introuvable et poussiéreux petit bureau », il écoute Pitoëff lui raconter sa pièce. « J’ai d’abord eu envie de lui dire que je la connaissais, mais au bout de cinq minutes, j’y ai renoncé. Je venais de m’apercevoir que c’était lui qui la connaissait. » Huit jours plus tard, les répétitions commencent.
Le Voyageur sans bagage est créé le 16 février 1937 aux Mathurins. C’est un succès : cent quatre-vingt-dix représentations. Des critiques évoquent une grande pièce, d’autres y voient la révélation d’un talent, d’autres encore crient au chef-d’œuvre. « Sur ce vaudeville orageux, qui se déroule derrière des barreaux invisibles, passe l’ombre de l’homme ennemi de l’homme », écrit Colette.