En botanique, selon le Littré, c’est le «prolongement de la fleur». En anatomie, discipline moins poétique, une «partie adhérente ou continue à un corps, auquel elle est comme surajoutée». Dans le commerce de la librairie, c'est un «supplément qui se joint à la fin d’un ouvrage». Dans la Pléiade, ce supplément revêt des appellations diverses: «Autour de…», «En marge de…», «Dans l’atelier de…», mais jamais «Supplément», qui désigne autre chose, et généralement pas «Annexe», qui n’est pas encourageant. Il arrive aussi que dans un accès de franchise on parle, tout simplement, d’«Appendices». De quoi s’agit-il au juste ?
Pas d’un « Supplément », donc : la Pléiade ne coiffe de ce titre que les textes ajoutés à l’occasion d’une réimpression, ou bien juste avant la sortie d’un volume, parce qu’ils ont été découverts trop tard pour être placés là où la chronologie l’eût exigé, ou encore à la fin d’une édition en plusieurs tomes. C’est ainsi, par exemple, que le dernier volume de la Correspondance de Flaubert ou des Œuvres complètes de Breton rassemble sous l’appellation « Supplément » des textes qui auraient dû trouver place dans les tomes précédents mais n’y figurent pas, parce qu’ils étaient alors inconnus, introuvables ou inaccessibles. Mais il ne s’agit pas là d’Appendices.
Les « Appendices », les vrais (« En marge de… », « Autour de… », etc.), sont placés tantôt après l’ensemble des œuvres réunies dans un volume (et donc immédiatement avant l’appareil critique), tantôt après l’œuvre à laquelle ils se rapportent. Ils se composent de textes, parfois de fragments ou de plans (scénarios, synopsis, etc.), parfois aussi de fac-similés ou d’images. Les textes y sont imprimés dans un caractère légèrement inférieur à celui qui est employé pour l’œuvre elle-même. Dispositif hautement symbolique : pour une raison ou pour une autre, souvent du fait de la volonté de l’auteur, le texte mis en appendice est « hors d’œuvre ». ll convient donc, tout en reconnaissant son intérêt éventuel, de rappeler que son statut n’est pas identique à celui de l'œuvre. Le « prolongement de la fleur », soit, mais pas la fleur elle-même. Quelques exemples permettront de comprendre pourquoi.
Dans les Œuvres complètes de Julien Gracq, conçues et parues de son vivant, les œuvres à part entière qui figurent au sommaire ont toutes été diffusées sous forme de livre et sous le nom de l’auteur ; les Appendices, au contraire, réunissent des textes (récits, conférences, préfaces, entretiens, traduction…) que Gracq n’a jamais = exploités en librairie sous son seul nom. Penthésilée, traduit (adapté ?) par lui, a été publié sous le nom de Kleist, « Un cauchemar » a paru dans un catalogue d’exposition, « Le Surréalisme et la Littérature contemporaine » dans une revue, les préfaces en tête des livres qu’elles présentent, etc. Une exception apparente : Prose pour l’étrangère a bien été publié sous forme de petit livre, mais l’édition était hors commerce et son tirage, limité à 63 exemplaires. Il est significatif que l’auteur n’ait jamais recueilli lui-même en un volume ces textes demeurés épars (comme il le fera, à la fin de sa vie, pour ses Entretiens). Cela dit, significatif de quoi? bien des pistes seraient à suivre (il ne s’agit pas forcément d’insatisfaction), mais les explorer reviendrait à quitter le territoire de la politique éditoriale pour entrer dans celui de la critique littéraire. On se contentera ici de remarquer que les deux domaines ont une frontière commune. Quoi qu’il en soit, une édition bien faite ne doit pas effacer les différences de statut existant entre les textes qu’elle recueille et, sauf exception justifiée, elle doit éviter de traiter de façon identique des écrits auxquels l’auteur n’a pas accordé le même destin éditorial. Les Appendices, dans le cas de Julien Gracq, ont semblé le meilleur moyen de donner à lire des textes rares, voire inaccessibles, sans les promouvoir au rang d’« œuvre » à part entière.
Les Œuvres complètes d’Henri Michaux fonctionnent selon un système différent, mais conçu dans le même esprit. Ici, les Appendices s’appellent « En marge », et l’on compte presque autant de sections « En marge » que de livres. Ces sections ont une fonction précise : recueillir les textes qui ont, un temps, figuré dans les livres de Michaux, mais que celui-ci a décidé, à l’occasion d’une réédition, d’exclure définitivement. Il ne s’agit donc pas, comme chez Gracq, de textes demeurés épars (il y en a aussi chez Michaux, et ils sont publiés à part, sous le titre astucieux de « Textes épars »), mais de textes écartés, de chutes. Il n’est pas question, bien entendu, de les remettre à la place qu’ils occupaient autrefois : si Michaux a réorganisé ses livres, on voit mal pourquoi l’on ne tiendrait pas compte de ses patientes réélaborations. Dès lors, ne fallait-il pas passer les textes écartés par profits et pertes ? C’est probablement ce qui aurait été fait dans un volume conçu dans les années 1940 ou 1950. En 1998, au moment où paraît le tome I de Michaux, l’idée est de donner à lire non seulement l’œuvre, mais aussi les archives de l’œuvre publiée, qui recèlent des textes d’un grand intérêt et dont la mise à l’écart par leur auteur soulève des questions elles-mêmes passionnantes.
Telle est, dans ce cas précis, la définition assez étroite des « En marge ». Trop étroite, en vérité, quand on souhaite passer de l’archive de l’œuvre publiée à la genèse de l’œuvre tout court : au tome III des Œuvres complètes de Michaux figurent des sections qui relèvent également de l’Appendice, mais qui, au contraire des « En marge », accueillent des textes restés inédits du vivant de l’auteur. Certains de ces textes sont de magnifiques étapes vers les livres que l’on connaît. Ils ont donc été retenus, mais jamais mêlés aux textes publiés puis écartés par Michaux : en l’occurrence, c’eût été confondre deux logiques, et tout brouiller. On les trouve sous des intitulés comme « Fragments inédits », « Première version, inédite », etc. Il ne s’agit plus d’une sorte de mémorial des éditions successives, mais, à proprement parler, d’appendices de type génétique.
Les amateurs de la Pléiade le savent bien : les éditions récentes comportent plus souvent qu’autrefois des Appendices, lesquels sont parfois documentaires (par exemple les préfaces des éditions successives d’Orages d’acier, qui permettent de mesurer l’évolution politique d’Ernst Jünger), et parfois de type génétique (premières versions manuscrites, chapitres ou scènes éliminés avant publication, etc.). À vrai dire, ce dispositif est déjà ancien. L’édition des Romans de Céline, dont le tome I a paru en 1981, a été l’une des premières à ouvrir grand l’atelier de l’écrivain. Si les Appendices des deux premiers volumes proposent essentiellement des documents (lettres, préfaces, postfaces de Céline), les tomes III et IV contiennent chacun plusieurs versions manuscrites, parfois fort développées, des romans inscrits au sommaire. Et faut-il rappeler le cas, particulier à tous égards, d’À la recherche du temps perdu, dont les quatre tomes, publiés entre 1987 et 1989, proposent au total, sous le titre « Esquisses », plus de 1 500 pages tirées des cahiers de brouillon de Proust ?
La Pléiade n’a certes pas inventé la « curiosité génétique », celle que le lecteur — amateur ou chercheur — peut éprouver pour l’histoire des textes et de leur « production ». Mais elle est ouverte depuis longtemps aux documents de genèse. Simplement, les moyens mis au service de cette curiosité ont changé au fil de son évolution. Pendant des années, la collection a privilégié les variantes, ces fragments de texte placés dans l’appareil critique et qui ne prennent tout leur sens que lorsqu’on les raccorde au texte définitif. Chacun — l’amateur encore, mais aussi bon nombre de professionnels — admet toutefois que ces variantes, qui sont une composante traditionnelle de l’édition dite « critique » et qui peuvent être passionnantes, sont d’un usage délicat, ne serait-ce qu’en raison de leur nombre et de leur morcellement. Dégager leur signification exige souvent un certain effort, parfois un effort certain. Depuis quelques années, les relevés de variantes ont été considérablement réduits, tandis que devenaient plus fréquents les Appendices d’ordre génétique, composés de « morceaux » plus longs, assez autonomes, transcrits sans codification excessive et par conséquent aisément lisibles et interprétables. Certes, dans la Recherche, il y a vingt ans, les « Esquisses » cohabitaient avec de très nombreuses variantes, mais répétons-le, le « cas Proust » est particulier. La tendance est nette : moins de variantes, voire beaucoup moins — elles sont d’autant plus utiles qu’elles sont moins nombreuses et mieux choisies —, et une plus grande place accordée aux Appendices.
Ne nous y trompons pas, cependant. Ces Appendices n’apportent pas exactement le même genre d’enseignements que les variantes. Mais il est clair que, convenablement présentés, ils enrichissent une édition sans l’alourdir. En d’autres termes, ils permettent aux lecteurs qui abordent une Pléiade par pur plaisir — à la majorité des lecteurs, donc — d’accéder à certains aspects de l’histoire du texte sans être contraints de se livrer à un travail ardu. Chacun se souvient des échos qu’a suscités la publication, en Appendice au tome II des Romans de Queneau, des manuscrits inédits dans lesquels Zazie prend avec délices le métro — avant que Queneau ne la prive de cette joie d’un trait de plume, en déclarant la R.A.T.P. en grève… En aurait-il été de même si les épisodes métropolitains avaient été morcelés et dispersés dans l’appareil critique? On peut en douter. Tantôt génétiques, tantôt pas, les Appendices, en somme, ont mille et une fonctions différentes. Les documents publiés dans la nouvelle édition des Œuvres complètes de Racine restituent l’ambiance de la création des pièces et donnent une idée des résistances auxquelles s’est heurté le dramaturge en son temps. Les Appendices du Voyage au Congo et du Retour du Tchad complètent ceux que Gide avait lui-même sélectionnés et placés en annexe de l’édition originale de ses livres. Ceux des Romanciers libertins du xviiie siècle proposent les illustrations des éditions successives, etc., etc., etc. Le procédé est souple, il est respectueux du statut des œuvres et donne lieu à des dossiers faciles d’accès, lisibles, riches d’enseignements, sources d’un plaisir inédit. Bref, l’appendice prolonge la fleur, et les amateurs de jardins littéraires y trouvent régulièrement leur compte.