Le site internet de la Pléiade permet différents types de recherche dans le catalogue. Certains sont classiques (« Par auteur »). D’autres provoquent des voisinages surprenants («Par nationalité d’auteur») ou semblent faits pour susciter le débat (« Par genre »). On s’intéressera ici à une rubrique a priori peu discutable, celle des «Pléiade bilingues».
Le bilinguisme dans l’écrit : vieille histoire. Inutile de remonter à la pierre de Rosette ou aux Hexaples. Quant aux serments de Strasbourg, leur enjeu, politique, paraît sans rapport avec ce qui se joue, par exemple, quand la Pléiade publie une Anthologie de la poésie allemande. Mais les éditions bilingues de textes classiques prolifèrent dès la Renaissance. L’original est souvent grec ; la traduction, latine. La poésie, épique, dramatique, lyrique, est déjà en première ligne. Les Bibles bilingues se répandent aussi. L’humanisme triomphe.
Plus près de nous, il y aura tout de même bientôt un siècle, de grandes collections bilingues ont vu le jour. Mentionnons (pour nous limiter à la France) la «Collection des universités de France», souvent appelée «collection Budé» parce qu’elle est publiée, par les Belles Lettres, sous l’égide de l’association Guillaume Budé, ou la collection bilingue des Éditions Aubier-Montaigne. L’une propose des classiques grecs et latins, l’autre des ouvrages allemands et anglais. L’appellation officielle de la «C.U.F», «Collection des universités de France», dit clairement quel est le public visé. Son appellation d’usage, «Budé», souligne dans quelle lignée humaniste s’inscrit le projet. Le grand public peut avoir accès à ces ouvrages, mais pour l’essentiel le livre bilingue reste (entre les deux guerres et longtemps après) l’affaire des savants.
C’est pourquoi, en 1931, il n’est pas question de bilinguisme dans la Bibliothèque de la Pléiade naissante. La traduction par Baudelaire des œuvres de Poe n’est pas accompagnée de l’original, non plus que la traduction de Don Quichotte en 1934, ni celles de Shakespeare en 1938. Les éditions bilingues servent encore avant tout à l’étude, et la Pléiade ne joue pas sur ce terrain. Pourtant, le site de la collection propose aujourd’hui une rubrique « Pléiade bilingues » longue de trois pages. Il faut donc que quelque chose ait changé. Est-ce la Pléiade ou le terrain ?
La Pléiade change titre après titre, mais elle ne publie toujours pas d’instruments de travail. Si bon nombre de ses éditions sont utilisées par des universitaires, elles ne leur sont pas destinées en priorité. Plus développés que dans les années 1930 et 1940, les appareils critiques sont toujours conçus pour des lecteurs amateurs. Mais ni ces lecteurs ni les éditeurs de la collection ne voient le monde du même œil qu’il y a trois quarts de siècle.
Passons vite sur les évidences : la connaissance des langues (vivantes) a progressé, les voyageurs (certes souvent déguisés en touristes) sont plus nombreux que jamais, l’Europe est devenue une communauté, puis une union, les relations entre les peuples ne sont toujours pas simples, mais les soubresauts ou les bouleversements qui contribuent à leur complexité ne nous reconduiront pas aux conceptions du siècle dernier. Et ce que l’on appelle «mondialisation», quoi qu’on en pense, a des effets sur la culture. L’édition accompagne le phénomène. De nombreuses collections bilingues, souvent au format de poche, touchent désormais un public moins érudit que ne l’est celui des collections bilingues historiques, lesquelles ne se font d’ailleurs pas faute, à présent, d’exploiter au format de poche ceux de leurs titres qui paraissent susceptibles de trouver un lectorat élargi. En cela, c’est indéniable, le terrain a changé.
Pour autant, il n’y a jamais eu de véritable demande de bilinguisme à la Pléiade. La question est rarement apparue dans le courrier des lecteurs. La première entreprise quelque peu ambitieuse dans ce domaine n’est donc pas une réponse à la demande, mais une offre. Il s’agit des anthologies de poésie bilingues.
La première, consacrée à la poésie allemande, paraît en 1993, environ un mois avant l’entrée en vigueur du traité de Maastricht signé l’année précédente. Le maître d’œuvre du volume, Jean-Pierre Lefebvre, est conscient des enjeux. L’ouvrage, écrit-il dans sa préface, a été «conçu, dans son principe et sa confection, comme un geste en direction des peuples et des pays de langue allemande. Geste culturel, politique, voire diplomatique, affectif ».
A-t-on eu tort d’annoncer que le cas des serments (bilingues) de Strasbourg était sans lien avec celui de cette anthologie ? Dans la suite de sa préface, J.-P. Lefebvre revient sur la dimension politique du projet, en rappelant la publication à Paris, pendant la Deuxième Guerre mondiale, d’une anthologie bilingue de poésie allemande qui pouvait, elle aussi, passer pour un geste culturel, politique et diplomatique: elle fut en effet réalisée sous l’égide des autorités d’Occupation, préfacée par le directeur de l’Institut allemand Karl Epting et parrainée par l’ambassadeur Otto Abetz. Bien entendu, de nombreux poètes manquaient à l’appel, à commencer par Henri Heine, qui était alors « le juif Heine ». Voilà qui donne tout son sens à la décision, prise en 1993, d’apposer sur l’étui de l’anthologie allemande de la Pléiade le portrait de Heine par Samuel Dietz.
Trois autres anthologies bilingues de poésie, italienne, espagnole, anglaise, devaient suivre. L’Anthologie de la poésie chinoise parue en 2015, quant à elle, n’est pas bilingue. Le nombre des lecteurs francophones lisant le chinois n’était pas tel qu’on ait été tenté de multiplier par deux la pagination ou de diviser par deux le nombre des poèmes retenus. Car la langue originale n’a pas valeur d’ornement (dans l’anthologie chinoise, quelques calligraphies jouent ce rôle) ; elle est proposée à la lecture ou à la consultation.
Deux volumes parus en 1994, peu après l’anthologie allemande donc, comportent eux aussi des pages en deux (voire trois) langues : les épîtres-dédicaces de Rabelais et ses lettres à Guillaume Budé furent écrites et sont publiées en latin et en grec, sa supplique au pape Paul III l’est en latin ; dans l’un et l’autre cas, une traduction française court au bas des pages. Même situation au tome II des Œuvres complètes de Ronsard, à ceci près que, dans les pages occupées par ses pièces latines, c’est la traduction française qui est mise en évidence, alors que l’original est en petits caractères. Mais il s’agit là de dossiers limités. Les volumes ne figurent d’ailleurs pas dans la liste des éditions bilingues sur le site de la collection.
N’y figure pas non plus le tome VI des Œuvres complètes de Julien Green, qui contient pourtant Le Langage et son double / The Language and its Shadow, où le texte anglais occupe les pages de gauche, tandis que le texte français — texte, non traduction — court sur celles de droite. Il est vrai qu’en toute rigueur on ne saurait parler, en l’occurrence, d’édition bilingue. Il s’agit plutôt de diglossie. Mais l’ouvrage est passionnant pour qui s’intéresse à la possibilité ou à l’impossibilité de dire la même chose dans deux langues différentes. Les deux versions du titre sont déjà éclairantes à cet égard. Le contenu du livre ne l’est pas moins.
Figure, en revanche, dans la liste des éditions bilingues, le volume consacré en2012 à Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, bien que seuls les poèmes de ce dernier, qui occupent peu de pages, soient publiés à la fois en espagnol et en français. Le reste du volume est en prose, et en traduction française. Non que Thérèse et Jean ne soient pas de remarquables prosateurs. Mais prose et poésie ne sont pas égales face à la question du bilingue.
Cette inégalité vaut même pour les monstres sacrés. Alors que la Pléiade propose des Shakespeare bilingues depuis le printemps de 2002, les Cervantès publiés six mois plus tôt ont paru en traduction « seulement ». C’est que, de Cervantès, la Pléiade a procuré les œuvres romanesques, en prose (encore que La Galatée soit mêlée de vers, mais tout vers n’est pas poésie), tandis que l’œuvre de Shakespeare est faite de poésie dramatique pour l’essentiel, de poésie lyrique pour une part : la prose n’en est pas absente, loin de là, mais la poésie y est partout présente.
Or la poésie — «cette sorcellerie grâce à laquelle des idées nous sont nécessairement communiquées, d’une manière certaine, par des mots qui cependant ne les expriment pas» (Banville) — n’est pas traduisible. Du moins est-ce là une croyance répandue, à laquelle d’admirables traductions d’œuvres poétiques apportent de fréquents démentis, sans guère l’affaiblir. La traduction d’un poème et la lecture de cette traduction s’accompagnent, chez le traducteur comme chez certains lecteurs, d’un sentiment de perte, et ce sentiment est généralement plus aigu que celui que peuvent éprouver, non moins légitimement, les traducteurs et les lecteurs de prose. Il ne s’agit pas ici de la déception qu’inspirent les traductions ratées, mais de l’impression qui, à tort ou à raison, naît de la conscience qu’aucun poème traduit, si précisément et sensiblement rendu soit-il, ne restitue toute la richesse de l’œuvre : quelque chose a été perdu au passage. La présence de l’original en regard de la traduction viendrait en quelque sorte compenser en partie cette perte. Peut-être atténue-t-elle «la tristesse qui accompagne depuis toujours l’acte de traduire » (G. Steiner). Une chose est sûre : elle modifie l’horizon de la lecture. Elle autorise en effet des vérifications instantanées, pour peu que le lecteur dispose des compétences ad hoc. Elle permet de savoir jusqu’à quel point la traduction est «fidèle» — mais il faudrait s’entendre sur ce qu’est la «fidélité» — et dans quelle mesure elle constitue une interprétation. Elle a aussi une influence sur l’appareil critique. On ne justifie pas de la même manière un choix de traduction selon que le lecteur a ou n’a pas l’original sous les yeux. Et elle exige tous les soins de l’éditeur, qui doit imaginer un dispositif visuel adapté à l’œuvre et de nature à faciliter la circulation du lecteur entre le texte et son double.
À ce compte, dans le meilleur des mondes possibles, tout volume de poésie étrangère ne devrait-il pas être bilingue ? Pourquoi Shakespeare l’est-il, mais non les dramaturges élisabéthains auxquels la Pléiade a consacré deux volumes en 2009 ? À tout prendre, dans le meilleur des mondes possibles, le lecteur de poésie devrait posséder le don des langues : cela réglerait le problème. En attendant, dans notre monde, les livres sont des objets. Ils ont une épaisseur, un coût, un prix. La décision de réaliser une édition bilingue est lourde de conséquences à cet égard. Un autre critère entre en ligne de compte. Appelons cela l’appartenance de l’œuvre à la culture commune. Aucun besoin d’être un angliciste ou un latiniste distingué pour avoir en tête des vers de Shakespeare ou de Virgile, et pour souhaiter rajeunir ou étendre ses souvenirs. Mais qui se souvient de vers de Thomas Kyd ou de John Webster ? Une édition bilingue du Théâtre élisabéthain en quatre volumes aurait été décourageante ; ramenée à deux volumes bilingues, elle aurait été deux fois moins riche que celle qui a été réalisée. Alors, deux poids, deux mesures ? En effet.
Il est toutefois un domaine où toutes les éditions sont bilingues (du moins depuis vingt ans), c’est la littérature française du Moyen Âge. On peut, naturellement, s’interroger sur l’étrange démarche qui consiste à traduire du français en français. Il reste que les lecteurs ne sont pas nombreux à maîtriser l’ancien français (XIIe-XIIIe s.) et que le moyen français (à partir du XIVe s.) pose de réels problèmes de compréhension. Chrétien de Troyes, Le Roman de Renart, les romans de Tristan et Yseut et (en prose) Le Livre du Graal sont donc publiés dans des éditions bilingues. C’est la traduction qui, dans ces volumes, est privilégiée. Le texte original figure en bas de page, en petits caractères. On a estimé que les lecteurs voudraient se reporter au texte, mais qu’ils liraient surtout la traduction. Il est non moins vrai qu’en disposant ainsi texte et traduction la Pléiade a encouragé ce mode de lecture.
Pour les Œuvres complètes de François Villon (XVe s.), le dispositif est différent. «La traduction s’impose pour presque tous les textes avant Villon», disait Queneau il y a plus de cinquante ans. Aujourd’hui, elle s’impose au moins jusqu’à Villon, inclusivement. Mais Jacqueline Cerquiglini-Toulet, qui a établi l’édition, a réservé la «belle page», celle de droite, à l’original, et a donné en page de gauche une traduction qu’elle qualifie de povera, légère, assez précise pour faciliter la compréhension du texte, mais non destinée à se substituer à lui.
« Il n’y a pas de milieu pour un livre, ou devenir incompréhensible, ou devenir banal », disait Remy de Gourmont. Un Villon incompréhensible aurait été inconséquent ; un Villon banalisé, impardonnable. Jacqueline Cerquiglini-Toulet a choisi, pour contourner l’un et l’autre écueil, la solution la plus appropriée à ce cas précis.
Car les éditions bilingues peuvent bien avoir tous les avantages ou tous les inconvénients du monde, elles ont toujours une vertu : elles obligent leurs concepteurs à s’interroger, livre après livre, sur le meilleur moyen de rendre présents les chefs-d’œuvre, quelque éloignés qu’ils soient de nous, dans l’espace ou dans le temps.