La Pléaide

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Nabokov
L'actualité de la Pléiade

Pnine, chapitre II, extrait.

Avril 2021

     Joan jeta un coup d’œil au-dessus des cactus moribonds sur la fenêtre de la petite véranda et aperçut un homme vêtu d’un imperméable dont la tête nue ressemblait à un globe de cuivre poli, et qui sonnait avec optimisme à la porte d’entrée de la belle maison en brique de ses voisins. Le vieux Scotty se tenait à son côté dans la même attitude candide que lui. Miss Dingwall sortit avec un balai, laissa entrer le chien indolent et plein de dignité, et indiqua à Pnine la maison en bardeau des Clements.
    Timofeï Pnine s’installa dans le salon, croisa les jambes po amerikanski (à l’américaine), et se répandit en toutes sortes de détails inutiles. C’était un curriculum vitae en raccourci — un raccourci un peu longuet. Né à Saint-Pétersbourg en 1898. Ses deux parents morts du typhus en 1917. Parti pour Kiev en 1918. Passa cinq mois avec l’armée Blanche, d’abord en tant que «téléphoniste de campagne», puis au Bureau du renseignement militaire. S’échappa de la Crimée envahie par les Rouges pour rejoindre Constantinople en 1919. Termina ses études universitaires…
    « Tiens donc, j’étais là-bas exactement la même année quand j’étais petite, dit Joan ravie.
Mon père est allé en Turquie en mission pour le gouvernement et il nous a emmenés avec lui.
On a pu se croiser ! Je me souviens du mot pour “eau”. Et il y avait une roseraie…
    — Eau se dit “sou” en turc », dit Pnine, linguiste par nécessité, et il poursuivit le récit de son passé fascinant : Finit ses études universitaires à Prague. S’associa à diverses institutions scientifiques. Ensuite… « Pour résumer : ai résidé à Paris à partir de 1925, quitté la France au début de la guerre d’Hitler. Suis ici maintenant. Citoyen américain. Enseigne le russe et autres matières de ce genre à Vandal College. Toutes références à votre disposition auprès de Hagen, chef du département d’allemand. Ou à la Résidence universitaire pour assistants célibataires. »
Il n’était pas bien là-bas ?
    « Trop de monde, dit Pnine. Des gens indiscrets. Alors que, pour moi maintenant, le
besoin d’être seul est absolument nécessaire. » Il toussa dans sa main fermée, faisant un bruit caverneux inattendu (qui, bizarrement, rappela à Joan un cosaque professionnel du Don qu’elle avait rencontré autrefois), puis il se jeta à l’eau : « Il faut que je vous prévienne : je vais me faire arracher toutes les dents. Une opération répugnante.
    — Eh bien, montons », dit Joan d’un ton jovial. 
Pnine examina la chambre d’Isabel aux murs roses, pleine de volants blancs. Il venait soudain de commencer à neiger, alors que le ciel était d’un blanc platine, et la lente chute scintillante se refléta dans le miroir silencieux. Méthodiquement, Pnine inspecta La Fillette avec un chat de Hoecker au-dessus du lit, et Le Chevreau tardif de Hunt au-dessus de la bibliothèque. Puis il tendit la main non loin de la fenêtre.
    « Est-ce que la température est uniforme ? »
Joan se rua vers le radiateur.
    « Brûlant, dit-elle.
    — Je vous demande — est-ce qu’il y a des mouvements d’air ?
    — Oh oui, vous aurez tout l’air qu’il vous faut ici. Et voici la salle de bains — petite, mais rien que pour vous.
    — Pas de douche ? demanda Pnine en regardant en l’air. Peut-être que c’est mieux comme ça. Mon ami, le professeur Chateau à Columbia, s’est cassé une jambe un jour en deux endroits. »


Traduit de l’anglais par Maurice Couturier.

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