Parution le 26 Septembre 2024
1328 pages, Prix de lancement 69.00 € jusqu'au 31 12 2024
3. — Qui sait respirer l’air de mes écrits sait que c’est un air des hauteurs, un air vigoureux. Il faut être fait pour y vivre, sans quoi le danger n’est pas peu grand d’y prendre froid. La glace est proche, la solitude est énorme — mais comme toutes choses y baignent calmement dans la lumière ! Comme on respire librement ! Combien de choses on sent au-dessous de soi ! — La philosophie, telle que je l’ai comprise et vécue jusqu’ici, consiste à vivre volontairement dans les glaces et les hautes montagnes — à rechercher tout ce qui dans l’existence est étranger et problématique, tout ce qui, jusqu’ici, a été mis au ban par la morale. Je dois à la longue expérience acquise au cours d’une telle excursion dans les contrées interdites d’avoir appris à envisager, tout autrement qu’il pourrait être souhaitable, les causes par lesquelles on a jusqu’ici moralisé et idéalisé : l’histoire cachée des philosophes, la psychologie de leurs grands noms me sont apparues au grand jour. — Quelle quantité de vérité un esprit supporte-t-il, quelle quantité de vérité risque-t-il ? Voilà qui, de plus en plus, devint pour moi le critère propre de la mesure des valeurs. L’erreur (— la croyance en l’idéal —) n’est pas aveuglement, l’erreur est lâcheté… Chaque acquisition, chaque pas en avant dans la connaissance est la conséquence du courage, de la dureté envers soi, de la propreté envers soi… Je ne réfute pas les idéaux, je mets simplement des gants avant de les toucher… Nitimur in vetitum [« Nous convoitons toujours ce qui nous est défendu »] : c’est par ce signe qu’un jour ma philosophie vaincra, car jusqu’ici on n’a jamais, par principe, interdit que la vérité. —
4. Parmi mes œuvres, mon Zarathoustra occupe une place à part. En l’offrant à l’humanité, je lui ai fait le plus grand présent qu’on lui ait jamais donné. Ce livre, dont la voix porte au-delà des millénaires, est non seulement le livre le plus haut qui soit, le vrai livre de l’air des hauteurs — tout le fait humain se trouve à des distances énormes au-dessous de lui —, c’est aussi le plus profond qui soit né de la richesse la plus intime de la vérité, un inépuisable puits où nul seau ne descend qui ne remonte chargé d’or et de bonté. Qui parle dans ces pages n’est pas un « prophète », ni aucun de ces hybrides de maladie et de volonté de puissance que l’on nomme « fondateurs de religion ». Il faut avant tout savoir entendre l’accent qui sort de cette bouche, cet accent alcyonien, pour ne pas se méprendre misérablement sur le sens de sa sagesse. […]
Qui parle ici n’est pas un fanatique, on n’y « prêche » pas, on n’y exige pas de « foi » : c’est d’une infinie plénitude de lumière et des profondeurs du bonheur que tombe une goutte après l’autre, une parole après l’autre — une tendre lenteur est le tempo de ces discours. De telles choses n’atteignent que l’élite des élus ; ici, c’est un privilège sans égal que d’être auditeur : il n’est pas donné à tout le monde d’avoir des oreilles pour Zarathoustra… Tout cela ne fait-il pas de Zarathoustra un séducteur ?… Mais que dit-il lui-même lorsqu’il s’en retourne pour la première fois dans sa solitude ? Exactement le contraire de ce que n’importe quel « sage », « saint », « sauveur du monde », ou tout autre décadent dirait en pareil cas… Non seulement il parle différemment, il est aussi différemment… […]
Traduction de l’allemand par Jean-Claude Hémery, révisée par Dorian Astor.