Parution le 26 Septembre 2024
130.00 €
Publiée à Londres en 1902, l’édition originale des Just So Stories for Little Children (Histoires comme ça pour les petits) comprend douze contes. Un treizième, « The Tabu Tale », apparaît dans une revue américaine en 1903 et est repris la même année dans l’édition Scribner, à New York. La traduction française historique des Histoires comme ça ayant été établie d’après l’édition anglaise, « Le Conte du Tabou » ne figure pas dans les versions diffusées en France. À notre connaissance, il est resté inédit dans notre langue jusqu’à la présente édition. Il constitue pourtant, avec « La Première Lettre » et « Comment s’est fait l’Alphabet », une « trilogie de Taffy », petite fille du néolithique dont le faux air de Zazie avant le métro n’échappera à personne. — Nous proposons ici le début de cette traduction inédite.
La chose la plus importante concernant Tegumai Bopsulai et sa chère fille, Taffimai Metallumai, était les Tabous de Tegumai, qui étaient tous Bopsulai.
Écoute bien et souviens-toi, ô Mieux Aimée ; car nous connaissons les Tabous, toi et moi.
Quand Taffimai Metallumai (tu peux encore l’appeler Taffy) partait dans les bois pour chasser avec Tegumai, elle ne tenait jamais en place. Mais vraiment pas du tout en place. Elle dansait parmi les feuilles mortes, oh oui. Elle arrachait les branches sèches, oh oui. Elle glissait sur les bords des rivières et des fossés, oh oui — dans les carrières et les sablières, oh oui. Elle pataugeait dans les marais et les étangs, oh oui ; et elle faisait un terrible vacarme !
Si bien que tous les animaux qu’ils chassaient — écureuils, castors, loutres, blaireaux et biches, et les lapins aussi — savaient quand Taffy et son Papa approchaient, et ils s’enfuyaient.
Alors Taffy disait : « Je suis terriblement désolée, Papa chéri. » Et Tegumai disait : « Désolée ? Pourquoi faire ? Les écureuils sont partis, et les castors ont plongé, les biches ont bondi et les lapins se sont enfoncés dans leurs terriers. Tu mériterais d’être corrigée, ô Fille de Tegumai, et je le ferais, si je ne t’aimais pas comme je t’aime. » Au même instant, Tegumai vit un écureuil qui faisait sa toilette entortillé autour d’un frêne, et il dit : « Chut ! Voici notre déjeuner, Taffy, si tu veux bien rester sage. »
Taffy dit : « Où ça ? Où ça ? Montre-moi ! Montre ! » Elle murmura cela d’une voix rauque et haletante, capable d’effrayer n’importe quelle créature, tout en remuant dans les fougères, enfant toute remuante qu’elle était ; alors l’écureuil fit claquer sa queue et s’enfuit en faisant turbiner ses pattes si fort et si amplement qu’il ne dut s’arrêter avant d’être arrivé au milieu du Sussex, ou à peu près.
Tegumai était rudement fâché. Il se tint bien immobile, à se demander s’il vaudrait mieux ébouillanter Taffy, ou dépecer Taffy, ou tatouer Taffy, ou lui couper les cheveux, ou l’envoyer au lit pour une nuit sans baiser ; et pendant qu’il réfléchissait, le Grand Chef de la tribu de Tegumai sortit d’entre les arbres, revêtu de ses plumes d’aigle.
Il était le Grand Chef de la Haute et de la Basse et de la Moyenne Médecine pour toute la tribu de Tegumai, et Taffy et lui étaient plutôt amis.
Il dit à Tegumai : « Quel est le problème, ô toi le plus éminent des Bopsulai ? Tu as l’air fâché.
— Je suis bel et bien fâché », dit Tegumai, et il raconta au Grand Chef comment Taffy ne tenait pas du tout en place dans les bois ; comment elle effrayait le gibier ; comment elle tombait dans les marais parce qu’elle regardait derrière elle en courant ; comment elle tombait des arbres parce qu’elle n’assurait pas ses prises des deux côtés ; et comment elle traînait dans les étangs et autres endroits au point que ses jambes étaient toutes vertes de lentilles d’eau qu’elle rapportait dans la Grotte en éclaboussant partout. Le Grand Chef
secoua la tête jusqu’à ce que les plumes d’aigle et les petits coquillages sur son front se mettent à cliqueter, puis il dit : « Bon, bon ! Je verrai cela plus tard. Je voulais te parler d’affaires sérieuses, ô Tegumai.
— Parle, ô Grand Chef », dit Tegumai ; et tous deux s’assirent poliment.
« Écoute et prends note, ô Tegumai, dit le Grand Chef. La tribu de Tegumai pêche dans la rivière Wagai depuis bien longtemps, bien trop, vraiment trop. Le résultat, c’est qu’il ne reste presque plus de carpes, de quelque taille que ce soit, même les plus petites s’en vont.
« Il en est bien ainsi, ô Tegumai, poursuivit le Grand Chef. Que dirais-tu de placer le Grand Tabou Tribal sur la rivière, pour empêcher quiconque d’y pêcher pendant six mois ?
— C’est un bon projet, ô Grand Chef, dit Tegumai. Mais quelle sera la conséquence si des membres de notre peuple enfreignent le Tabou ?
— La conséquence, ô Tegumai, dit le Grand Chef, sera que nous leur apprendrons à le respecter avec des bâtons et des orties piquantes et des mottes de boue ; et si avec ça ils ne comprennent pas, nous tracerons à main levée de fins motifs tribaux sur leur dos à l’aide du bord tranchant des coquilles de moules. Viens avec moi, ô Tegumai, allons proclamer le Tabou Tribal sur la rivière Wagai. »
Alors ils se rendirent à la grande maison du Grand Chef, où se trouvait toute la Magie Tribale de Tegumai ; et ils en sortirent le Grand Poteau-Tabou Tribal, tout en bois, avec gravée au sommet l’image du Castor Tribal de Tegumai et des autres animaux, et gravées en dessous toutes les marques tribales du Tabou.
Puis ils appelèrent la tribu de Tegumai avec la Grande Corne Tribale qui rugit et beugle, et la Conque Tribale Moyenne qui couine et braille, et le Petit Tambour Tribal qui claque et cogne. Ils firent un bruit charmant, et Taffy fut autorisée à taper sur le Petit Tambour Tribal, parce que le Grand Chef et elle étaient plutôt amis.
Quand toute la tribu se fut rassemblée devant la maison du Grand Chef, le Grand Chef se leva, et il proclama en psalmodiant : « Ô tribu de Tegumai ! Les réserves de poisson de la rivière Wagai s’épuisent, et les carpes prennent peur. Personne ne doit pêcher dans la rivière Wagai pendant six mois. Elle est tabou sur les deux rives, et au milieu aussi ; sur toutes les îles et tous les bancs de boue. Et il est tabou de porter un harpon à moins de dix pas d’homme des bords de la rivière. C’est tabou, c’est tabou, c’est tout particulièrement tabou, ô tribu de Tegumai ! C’est tabou ce mois-ci, et le mois d’après, et le mois d’après, et le mois d’après, et le mois d’après, et le mois d’après. Allez à présent, dressez le Poteau-Tabou près de la rivière, et ne laissez personne faire mine de n’avoir pas compris ! »
Alors la tribu de Tegumai poussa un cri et dressa le Poteau-Tabou près des bords de la rivière Wagai et descendit bien vite les rives en courant (une moitié de la tribu d’un côté, l’autre moitié de l’autre) pour faire fuir tous les petits garçons qui n’avaient pas assisté au conseil parce qu’ils cherchaient des écrevisses dans la rivière ; puis tous couvrirent d’éloges le Grand Chef et Tegumai Bopsulai.
Après quoi Tegumai rentra à la maison, mais Taff y resta avec le Grand Chef, parce qu’ils étaient plutôt amis. Elle était très étonnée. Elle n’avait jamais vu mettre un tabou sur quoi que ce soit auparavant, et elle dit au Grand Chef : « Ça veut dire quoi “tabou”, ’zactement ? »
Le Grand Chef dit : «Tabou ne veut rien dire, tant que tu ne l’enfreins pas, ô Fille Unique de Tegumai ; mais si tu l’enfreins, cela veut dire bâtons et orties piquantes et fins motifs tribaux tracés à main levée sur ton dos avec le bord tranchant des coquilles de moules. »
Alors Taffy dit : « Est-ce que je pourrais avoir un tabou rien qu’à moi, un petit tabou pour jouer ? »
Alors le Grand Chef dit : « Je te donnerai un petit tabou rien qu’à toi, seulement parce que tu as inventé l’écriture dessinée qui deviendra un jour l’alphabet. » (Tu te souviens comment Taffy et Tegumai ont inventé l’alphabet ? C’est pour ça que le Grand Chef et elle étaient plutôt amis.)
Parmi tous ses colliers magiques — il en avait vingt-deux —, il en enleva un qui était fait de morceaux de corail rose, et il dit : « Si tu mets ce collier sur une chose, n’importe laquelle, qui t’appartienne rien qu’à toi, personne ne pourra toucher cette chose, jusqu’à ce que tu retires le collier. Cela ne peut fonctionner qu’à l’intérieur de ta propre Grotte ; et si tu as laissé traîner quelque chose à toi quelque part où il ne faut pas, le tabou ne fonctionnera pas avant que tu aies remis cette chose à sa place.
— Merci beaucoup, vraiment, dit Taffy. Voyons voir… Qu’est-ce que tu crois que le tabou fera à mon Papa ?
— Je n’en suis pas bien sûr, dit le Grand Chef. Peut-être qu’il se jettera sur le sol et qu’il criera, ou bien il sera pris de crampes, ou il s’affalera seulement, ou il fera Trois Pas Chagrins et dira des mots tristes, et alors tu pourras lui tirer les cheveux trois fois, si tu veux.
— Et qu’est-ce que ça fera à ma Maman ? dit Taffy.
— Il n’y a pas de tabous sur les Mamans des gens, dit le Grand Chef.
— Pourquoi pas ? dit Taffy.
— Parce que s’il y avait des tabous sur les Mamans des gens, les Mamans des gens pourraient mettre des tabous sur les petits déjeuners, et les goûters et les dîners, et ça serait très mauvais pour la tribu. Il y a très, très longtemps, la tribu a décidé qu’il n’y aurait pas de tabous sur les Mamans, en aucun lieu et pour quelque raison que ce soit.
— Eh bien, dit Taffy, sais-tu si mon Papa a des tabous à lui qui pourraient fonctionner sur moi… mettons, si j’enfreins un tabou, sans le faire exprès ?
— Quoi ? Ne me dis pas que ton Papa n’a encore jamais placé de tabous sur toi ! dit le Grand Chef.
— Non, dit Taffy. Il dit seulement “Arrête !” et se met en colère.
— Ah ! dit le Grand Chef. Je présume que c’est parce qu’il te prend pour une gamine. Mais si tu lui montrais que tu as un vrai tabou rien qu’à toi, je ne serais pas surpris qu’il place plusieurs tabous véritables sur toi.
— Merci, dit Taffy. D’ailleurs, j’ai un petit jardin rien qu’à moi devant la Grotte, et si ça ne te dérange pas j’aimerais que tu arranges ce collier-tabou pour que, si je le pose sur les roses sauvages à l’entrée du jardin, et que des gens y entrent, ils ne puissent pas sortir avant d’avoir dit pardon.
— Oh, certainement, certainement, dit le Grand Chef. Bien sûr que tu peux tabouter ton jardin rien qu’à toi.
— Merci, dit Taffy. Je vais maintenant rentrer à la maison et voir si ce tabou fonctionne vraiment. »
Quand elle fut revenue à la Grotte, il était presque l’heure de dîner ; et quand elle approcha de la porte, Teshumai Tewindrow, sa chère Maman, au lieu de dire : « Où est-ce que tu étais, Taffy ? », lui dit : « Ô Fille de Tegumai ! Entre et viens manger », comme si elle s’adressait à une grande personne. Car elle avait vu le collier-tabou au cou de Taffy.
Son Papa était assis devant le feu à attendre le dîner, et il dit exactement la même chose ; alors Taffy se sentit vraiment très importante.
Elle regarda autour d’elle pour s’assurer que tout ce qui était rien qu’à elle se trouvait bien à sa place dans la Grotte (son nécessaire de couture en peau de loutre, avec les dents de requin et les aiguilles en os et la ficelle en tendon de biche ; ses chaussures en écorce de bouleau pour marcher dans la boue ; sa lance et son javelot, et son panier pour le déjeuner). Puis elle enleva bien vite son collier-tabou et l’accrocha à la poignée du petit seau en bois avec lequel elle allait chercher de l’eau.
Puis sa Maman dit à Tegumai, son Papa, comme par un fait exprès : « Ô Tegumai ! Veux-tu nous apporter de l’eau fraîche pour boire pendant le dîner ?
— Certainement », dit Tegumai, et il se leva d’un bond et souleva le seau de Taffy auquel le collier-tabou était accroché. L’instant d’après, il s’effondra de tout son long sur le sol et se mit à crier ; puis il se redressa et tituba en faisant des ronds dans la Grotte, puis il se releva et s’affala plusieurs fois de suite.
« Mon chéri, dit Teshumai Tewindrow, j’ai bien l’impression que tu as enfreint le tabou de quelqu’un. Est-ce que ça fait mal ?
— Horriblement », dit Tegumai. Il fit Trois Pas Chagrins, pencha la tête de côté, et s’écria : « J’ai enfreint Tabou ! J’ai enfreint Tabou ! J’ai enfreint Tabou !
— Taffy chérie, ça doit être ton tabou, dit Teshumai Tewindrow. Tu ferais mieux de lui tirer les cheveux trois fois, ou il devra continuer à crier jusqu’au soir ; tu sais comment est ton Papa, quand il s’y met. »
Tegumai s’accroupit, et Taffy tira sur ses cheveux trois fois ; alors il s’essuya le visage et dit : « Au nom de la tribu ! C’est un tabou terriblement puissant que tu as là, Taffy. Où l’as-tu obtenu ?
— Le Grand Chef me l’a donné, dit Taffy. Il m’a dit que tu aurais des crampes et que tu t’affalerais si tu l’enfreignais.
— Il avait bien raison. Mais il ne t’a rien dit concernant les Signes-Tabous, n’est-ce pas ?
— Non, dit Taffy. Il a dit que si je te montrais que j’avais un vrai tabou rien qu’à moi, tu placerais sûrement un vrai tabou sur moi.
— C’est bien vrai, ma chère fille unique, dit Tegumai. Je vais te donner des tabous qui vont tout simplement t’é-pa-ter : des Tabous d’orties piquantes, des Signes-Tabous, des Tabous noir et blanc ; des dizaines de Tabous. Écoute-moi bien. Sais-tu ce que cela veut dire ? »
Tegumai tortilla son index en l’air comme si c’était un serpent. « Ça, c’est le tabou pour quand tu gigotes pendant le dîner. C’est un tabou important, et si tu l’enfreins, tu auras des crampes — tout comme moi —, ou bien je te tatouerai tout entière. »
Assise à sa place, Taffy resta bien sage tout le long du dîner. […]
Traduit de l’anglais par Paul Liacopoulos.