Parution le 17 Octobre 2024
1408 pages, Prix de lancement 69.00 € jusqu'au 31 12 2024
Le 2 octobre 1931 était publié, par les soins de Jacques Schiffrin, un petit Baudelaire qui allait faire du bruit. C’était le premier volume de la Pléiade.
Quatre-vingt-dix ans plus tard, on revient brièvement, dans cette Lettre, sur dix éditions qui, de dix ans en dix ans, ont été des jalons sur la route de la collection. Nullement un palmarès ; simplement quelques repères, choisis parmi d’autres qui, n’était la règle des dix ans, auraient pu figurer dans cette sélection.
1931. Baudelaire.
Jean Bruller – le futur Vercors – salue en février 1932 la collection que Jacques Schiffrin a lancée le 2 octobre 1931 : « C’est une entreprise hardie que de vouloir innover en édition. Depuis que les hommes fabriquent des livres, tout a été tenté, et tout ce qui était susceptible de vivre a été exécuté et exploité ». Tout, vraiment ? La Bibliothèque de la Pléiade imaginée par Schiffrin entend rassembler les œuvres des grands écrivains dans des éditions sérieuses, bien pensées, et sous forme de livres soignés, reliés mais souples, luxueux mais discrets, pratiques et plaisants à la fois. Or l’association d’une telle formule éditoriale et d’un tel objet est inédite. Premier titre au programme : Baudelaire. L’auteur des Fleurs du Mal est encore controversé ? Qu’à cela ne tienne, l’idée n’est pas de confirmer les palmarès académiques. Non que les auteurs du canon soient à négliger. Un Racine est déjà en préparation. Mais Schiffrin ne songe pas à bâtir un panthéon de papier. Plutôt à créer des liens nouveaux entre les bons lecteurs et les grandes œuvres. « Je ne connais pas de meilleure édition classique que celle qui renouvelle ainsi nos amitiés », approuve Jean Paulhan dans La NRF d’avril 1932.
1941. Charles Péguy.
Au lendemain de la mort de Péguy, Gallimard rassemble ses œuvres complètes. Un premier volume paraît en 1916. Le dernier attendra 1955. Mais cette entreprise de longue haleine ne paraît pas incompatible avec l’entrée dans la Pléiade d’une partie de l’œuvre. Le projet est lancé en avril 1940. Après réflexion, le choix se porte sur les Œuvres poétiques complètes : bien des œuvres en prose se seraient heurtées à la censure de l’occupant. Des inédits conservés par la famille de Péguy viennent enrichir le sommaire. François Porché, qui avait collaboré aux Cahiers de la Quinzaine, écrit la préface. Son texte est marqué par le tragique de l’époque : devant la « borne milliaire » qu’est Péguy, « il y a nous-mêmes qui passons, toute la France qui dévale, dans la confusion horrible d’une guerre perdue… » Aujourd’hui, cette édition soulève d’autres questions : existe-t-il réellement un « Péguy poète » distinct du prosateur et du polémiste ? Toujours est-il que ce choix, dicté par les circonstances, ne sera pas remis en cause. Ce qui n’empêche nullement de remarquer qu’entre Œuvres poétiques (et dramatiques depuis 2014) et Œuvres en prose les échos sont incessants.
1951. Saint-Simon.
« Une tragédie de Racine, un volume des Mémoires de Saint-Simon ressemblent à de belles choses qui ne se font plus », disait Proust, qui n’aurait pas été le même s’il n’avait pratiqué le petit duc. En mai 1951 paraît le tome III des Mémoires publiés par Gonzague Truc. L’édition a commencé à paraître en 1947. Elle nécessitera sept volumes. Un lourd projet pour la Pléiade, qui n’hésitera pourtant pas à y revenir quelques décennies plus tard : l’édition définitive, qu’Yves Coirault établit entre 1983 et 1988, comptera huit volumes… Et au service de qui, ces énormes efforts éditoriaux ? D’un personnage qui fut duc et pair avant d’être auteur, qui « écrivait à la diable » (mais « pour l’immortalité », ajoute Chateaubriand), chez qui les « beautés grammaticales » n’ont « rien à voir avec la correction » (Proust encore), et qui fait renaître sous sa plume un monde évanescent qu’engloutira bientôt la convulsion révolutionnaire. D’où vient, dès lors, qu’on se laisse happer par ces Mémoires ? De la plume, précisément. Yves Coirault nous le rappelle : Saint-Simon, l’un de nos plus grands écrivains, maîtrise la langue française « jusqu’à la tyrannie ».
1961. Georges Bernanos.
Le Grand d’Espagne rejoint la Pléiade, où il faisait figure de grand absent : les Œuvres romanesques complètes de Bernanos, suivies de Dialogues des Carmélites, paraissent en décembre. L’édition est préfacée par Gaëtan Picon, annotée par Michel Estève. Albert Béguin, disparu en 1957, est crédité de l’établissement des textes. C’est qu’au lendemain de la mort de Bernanos, survenue en 1948, Béguin a été chargé d’éditer ses œuvres posthumes, et de rééditer Monsieur Ouine, roman pourtant publié trois fois du vivant de l’auteur. La Pléiade reprend son édition de Dialogues des Carmélites (1949), celle d’Un mauvais rêve, roman inachevé (1950), et son Monsieur Ouine (1955), dont le texte a été modifié par rapport aux éditions parues du vivant de Bernanos. Le travail de Béguin, indubitablement accompli au service de l’œuvre, est tributaire des méthodes de l’époque. Il tend à reconstituer les textes et à atténuer, sinon à masquer, leur éventuel inachèvement. Quand en 2015 paraîtra une nouvelle édition, les principes seront tout différents. On ne présentera plus ce que l’œuvre aurait pu être, mais ce qu’elle est, dans le respect des documents disponibles.
1971. Le Nouveau Testament.
Vingt-sept livres forment le Nouveau Testament, et à la Pléiade (mais en interne seulement) le Nouveau Testament forme ce que l’on nomme, pour aller vite, « la Bible IV ». Curieuse tomaison, car l’Ancien Testament publié en 1956 et 1959 sous la direction d’Édouard Dhorme tient en deux volumes. Mais l’appellation « Bible III » est réservée (en interne toujours) à un ouvrage en projet depuis longtemps, les Écrits intertestamentaires, lesquels, pour n’être pas canoniques, ne sont pas moins surtitrés « La Bible ». Reste que ces Écrits sont encore dans les limbes quand paraît, le 28 avril 1971, le Nouveau Testament traduit par le poète Jean Grosjean et par l’écrivain Michel Léturmy. Leur traduction revendique une double fidélité : à la lettre du texte, et à la tonalité propre à chaque auteur. Jacques garde donc son autorité, Marc sa vivacité, Pierre ses longues phrases, et il importe « de ne pas voiler les anacoluthes, contradictions, déchirements de Paul ni les sérénités narquoises de Luc ou impérieuses de Jean ». Avec ce volume, la Bible de la Pléiade est au complet. Mais d’autres ouvrages de spiritualité vont suivre.
1981. Balzac.
Tout commence le 28 décembre 1967. Pierre Buge, directeur littéraire, écrit à Pierre-Georges Castex, professeur à la Sorbonne : « Mon vœu est d’aligner la collection sur les meilleures éditions qui y ont paru. […] Vous apprendrez sans surprise que je désire publier un nouveau Balzac. […] Le rôle qu’avec autant d’autorité que d’efficacité vous jouez, depuis de nombreuses années, dans la recherche balzacienne vous désigne tout naturellement pour cette tâche et vous me donneriez une grande joie en acceptant de l’assumer. » Une rencontre a lieu en janvier 1968 ; douze volumes lui doivent l’existence. Le dernier acte se joue le 14 octobre 1981 : le tome XII de la nouvelle édition de La Comédie humaine arrive en librairie. Il contient la fin des « Études analytiques », un lot d’ébauches rattachées à La Comédie humaine, et de gigantesques index – des personnages de Balzac, des personnes réelles, des personnages historiques, mythologiques ou littéraires cités par Balzac, sans oublier les œuvres mentionnées par le même Balzac ni celles qui sont attribuées à ses personnages… Sur quelques centaines de pages s’aligne tout un monde, en ordre de marche. Il n’attend que le lecteur pour se mettre en mouvement.
1991. « La Pérégrination vers l’Ouest ».
En mai, c’est un classique chinois qui occupe le devant de la scène. Le Xijou ji de Wu Cheng’en paraît en deux volumes traduits par l’infatigable André Lévy, qui qualifie le roman de « produit le plus surprenant de l’imaginaire chinois revivifié par des sources indo-bouddhiques ». Car l’Ouest, dans La Pérégrination, n’est autre que l’Inde : vu de Chine, rien de plus logique. La traduction d’André Lévy rejoint au catalogue de la Pléiade, où la Chine est très présente (mais où ne l’est-elle pas ?), d’autres textes fondamentaux. Au bord de l’eau a ouvert le bal en 1978 : grand succès, dû à la truculence du livre autant qu’à la traduction de Jacques Dars. Ont suivi Le Rêve dans le pavillon rouge (que Mao avait lu cinq fois, paraît-il) en 1981, et en 1985, par André Lévy déjà, le Jin Ping Mei, dit aussi Fleur en fiole d’or (mais Luxure, poison et corruption eût été aussi pertinent). Traduits par Rainier Lanselle en 1996, les Spectacles curieux d’aujourd’hui et d’autrefois réunissent quarante contes parmi les plus célèbres, et les philosophes – taoïstes dès 1980, confucianistes en 2009 – sont bien là, eux aussi. Quant aux poètes, ils se verront consacrer une importante Anthologie en 2015.
2001. « Le Livre du Graal ».
On sait peu ce qu’est le Lancelot-Graal. C’est pourtant simple. Au commencement (1er tiers du xiiie siècle) était le Lancelot en prose, vaste roman qui suit le héros depuis le refuge de la Dame du Lac jusqu’à la cour d’Arthur (ou au lit de Guenièvre) et, parmi d’autres aventures, aux annonces d’une quête du Graal alors promise à Perceval. Puis, à partir de ce roman, se forme une version cyclique : on raccorde la fin du Lancelot à La Quête du saint Graal (où Perceval cède la place au fils de Lancelot, Galaad), qui elle-même aboutit au crépuscule de la Table ronde, La Mort du roi Arthur. Mais ce n’est pas tout. En amont du Lancelot vient le roman de Merlin, où le jeune Arthur entre en scène ; et en amont du Merlin, une Histoire du saint Graal, ou Joseph d’Arimathie, retrace l’origine du Graal. Enfin, entre Merlin et Lancelot, le raccord est assuré par des épisodes intitulés, selon les versions, Suite-Merlin ou Premiers Faits du roi Arthur. Une simplicité enfantine, donc. Mais le titre Lancelot-Graal, lui, ne parle qu’aux spécialistes. Cette véritable « Bible du Graal » est rebaptisée [en grec, biblion] du Graal. Le premier volume paraît le 16 mai. Deux autres suivront, et un Album.
2011. Milan Kundera.
L’édition aurait pu être prête plus tôt, dès 2009, mais Milan Kundera ne voulait pas qu’on la lui offre pour ses quatre-vingts ans. C’est en mars 2011 que sont mis en vente les deux volumes de son Œuvre. Plusieurs critiques proclament aussitôt que ces volumes ne comportent aucun appareil critique. En réalité, une importante préface de François Ricard et, du même auteur, une notice par ouvrage apportent des informations précieuses et qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Mais Kundera a beaucoup dit et écrit qu’il ne voulait pas de notes (il n’y en a pas) ni de « biographie » (idem). Alors on le croit sur parole et même, on en rajoute… – Se remarque, sous le titre de chaque volume, une mention rare, « Édition définitive » ; l’auteur signifie par là qu’il a fait le tri et réuni dans ces volumes tout ce qu’il souhaite voir décoré du nom d’œuvre. Cela ne l’empêchera pas de proposer en 2017 une édition du tome II augmentée de La Fête de l’insignifiance, roman de 2014. Sans se croire obligé, soit dit en passant, de déclarer que l’édition est désormais « définitivement définitive ».
2021. Shakespeare.
L’un des plus ambitieux projets de la Pléiade trouve son couronnement le 11 mars : le volume des Sonnets et autres poèmes de Shakespeare paraît, et avec lui s’achève la nouvelle édition, bilingue, des Œuvres complètes en huit volumes. La Pléiade songeait depuis longtemps à remplacer l’édition en deux volumes qui datait de 1959 et avait elle-même succédé à un Théâtre complet de 1938, dépourvu d’appareil critique. Dans les années 1980, on prévoit quatre tomes : les traductions en vers de Jean-Michel Déprats et de ses coéquipiers occuperont nécessairement beaucoup plus de place que les traductions en prose de l’ancienne édition, qui était particulièrement compacte. Mais dans les années 1990, on décide de doubler la mise : huit volumes, avec le texte anglais en regard des traductions. Signe des temps ; sans doute les Français ne sont-ils pas (tous) devenus de brillants polyglottes, mais il n’en reste pas moins qu’en quelques décennies le statut des éditions bilingues a changé : elles ne sont plus réservées aux spécialistes ou aux étudiants, elles font partie de notre paysage littéraire. Quatre-vingt-dix ans après Jacques Schiffrin, elles contribuent, à leur manière, et la Pléiade avec elles, à créer des liens nouveaux entre les bons lecteurs et les grandes œuvres.