La Pléaide

1987

Dans Le Journal de Genève des 1er et 2 août, cet avertissement: «Tremble, lecteur, car voici venir, debout, cinglant sur les tempêtes, les durs Vikings aux bras d’acier et aux tignasses de feu ! Ils se dressent sur leurs hauts navires aux proues diaboliques, armés de haches, de coutelas, de javelines et de lances à crocs.»

Passe encore pour les javelines, le mot est joli, mais on n’ose imaginer la réaction de la capitale internationale de la paix, la «chuchotante Genève» (selon le mot de Borges, lui-même grand amateur de Vikings), face à l’image des lances à crocs. Le lecteur, pourtant, ne tremble pas. Cette année-là, les Vikings, dont on ne sache pas qu’ils aient jamais mis le feu au Léman, n’envahissent que les librairies : les Sagas islandaises entrent à la Pléiade.

Le dur Viking, en l’occurrence, c’est Régis Boyer, figure de proue (non diabolique) des études scandinaves et inlassable promoteur de toutes les littératures du Nord. Il a choisi, traduit, présenté et annoté les quinze sagas qui vont composer le volume. Quoique dépourvu de lance à crocs, il a bataillé pour imposer son projet à la maison Gallimard qui, en matière d’auteurs normands, connaît André Gide mieux que Snorri Sturluson. Il est vrai qu’à cette époque seules quelques sagas sont disponibles en français, et que le principal succès de librairie relatif aux Vikings est Astérix et les Normands. Mais comme toutes les bonnes idées, ou comme la plupart d’entre elles, celle de Régis Boyer finit par s’imposer.

Au printemps de 1987, le lecteur découvre donc quinze sagas, qui appartiennent à la catégorie reine, celle des Íslendingasögur, ou Sagas des Islandais. Ces récits, qui datent pour la plupart du xiiie siècle, évoquent l’Islande du xe. Leurs auteurs, des clercs – car les sagas ne relèvent pas de la tradition orale –, sont en général anonymes. Les textes racontent la vie de personnages historiques ou non, les boendr, propriétaires et guerriers, et les godar, chefs spirituels et temporels, qui évoluent au sein d’une société sans équivalent dans l’Occident médiéval : pas de souverain, pas de féodalité, pas de villes ; un parlement, le thing, examine les querelles entre particuliers et entre clans, et règle les affaires de vengeance et de meurtre. L’Islande oscille entre droit et violence. L’esprit procédurier y est confronté à la force, au goût de l’aventure, à l’attrait pour les expéditions lointaines (jusqu’en Amérique, ou presque, dans la Saga d’Eiríkr le Rouge) – autant de sujets pour les sagas.

À société sans équivalent, littérature unique. Dominées par le Destin, les sagas ne sont pas des tragédies classiques. Historiquement datées, elles ne sont pas des chroniques. Enrichies de poèmes (les visur, ou strophes scaldiques), elles sont composées en prose. Ici, pas de lyrisme, mais un humour noir, froid, et un laconisme inouï. Egill, le fils de Grímr le Chauve, avise l’intendant de son père, « qui était le plus cher à celui-ci ». Il le tue d’un seul coup, puis va s’asseoir. « Grímr le Chauve ne dit rien, on laissa cette affaire en paix, le père et son fils ne s’adressaient pas la parole, ni en bien ni en mal, et c’est ainsi que cela se passa cet hiver-là. » En quelques mots, tout est dit. Le passage du passé simple à l’imparfait suffit à marquer l’écoulement du temps. Ailleurs, un regard, un geste expriment l’affection ou la haine. Les phrases sont « dégraissées ». Cette littérature est impassible.

Pour les lecteurs, la découverte est de taille. « Les sagas d’Islande sortent des brumes », note Libération (22-23 août). Bientôt, le volume devra être réimprimé. Régis Boyer a gagné sa bataille ; il prépare déjà de nouvelles expéditions.