La Pléaide

1943

Le 9 janvier, à Genève, La Semaine littéraire commence à publier en préoriginale le nouveau livre de Malraux, La Lutte avec l'ange, I. Les Noyers de l'Altenburg, auquel il travaillait déjà en août 1940, alors qu'il était prisonnier de guerre à Sens.

En septembre 1939, Malraux avait annoncé à l'éditeur américain Robert Haas « un livre sur cette guerre-ci. De la même “matière” que L'Espoir, mais avec un caractère métaphysique plus accentué, et politique beaucoup plus faible ». De fait, dans Les Noyers, les expériences de Vincent Berger au début du siècle seront encadrées par celles de son fils en 1939-1940. La guerre commençait ; Malraux (futur « colonel Berger ») allait en nourrir son projet.

Le 13 juin 1942, il écrit à Haas : « Le tome I de La Lutte avec l'Ange (le roman que vous devez publier) est terminé comme vous savez », et il ajoute : « Je le publie séparément, en Suisse, en édition de luxe à tirage très restreint. » Cette « édition de luxe » paraît aux Éditions du Haut-Pays, à Lausanne. L'achevé d'imprimer est daté du 5 mars 1943. Le livre est beau. Le début et la fin, c'est-à-dire ce qui concerne la guerre de 1940, sont imprimés en rouge. Le tirage compte 1465 exemplaires, tous numérotés.

Malraux, qui n'a rien publié et ne publiera rien en France occupée, a peut-être pris contact avec son éditeur helvétique par l'intermédiaire de Manès Sperber, qui est parti pour la Suisse dans l'été de 1942. Bien sûr, La Lutte avec l'ange n'est guère diffusé en France. Toutefois, un compte rendu aussi anonyme que favorable paraît dans Les Lettres françaises, journal clandestin du Comité national des Écrivains. À l'autre bord, le livre a au moins un lecteur célèbre, Drieu la Rochelle, qui dans une carte postale adressée à l’auteur le juge « très germanophile » et dit aimer son style « ample » et « souple ». Insincérité ? Dans son Journal, alors inédit, le même Drieu trouve l'ouvrage confus, souvent artificiel, sec malgré son emphase…

Ce livre énigmatique sera le dernier roman de Malraux. Pourtant, une suite était prévue : Les Noyers de l'Altenburg est censé être la première partie de La Lutte avec l'Ange, de même que La Voie royale devait être le tome premier des Puissances du désert… De cette suite « en préparation » Malraux parlera encore dans les années 1950, mais Les Noyers finira par disparaître de la liste des œuvres « du même auteur ». On en retrouvera de longs passages en 1967 dans Les Antimémoires, ce que Malraux justifiera en insistant sur le caractère biographique, et partiellement autobiographique, du livre de 1943 : « Je reprends donc ici telles scènes autrefois transformés en fiction. »

Entre la réalité et la fiction, il y a la légende. En 1948, Gallimard rééditera Les Noyers de l'Altenburg, sans le surtitre La Lutte avec l'ange, mais avec une « Note » inédite de l'auteur : « La suite de La Lutte avec l'ange a été détruite par la Gestapo. On ne récrit guère un roman. Lorsque celui-ci paraîtra sous sa forme définitive, la forme des Noyers de l'Altenburg sera sans doute profondément modifiée. La présente édition ne s'adresse donc qu'à la curiosité des bibliophiles, et à ceux qu'intéresse “ce qui aurait pu être”. »

La Gestapo n'a pas détruit la suite de La Lutte avec l'ange. Mais « cela aurait pu être ». Dans son essai posthume, L'Homme précaire et la Littérature, Malraux rappelle que la création littéraire « ne tend pas à faire prendre une imagination pour une vérité — à persuader — mais plutôt à donner à des réalités l'éclat confus de l'imaginaire. »

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