«J'ai travaillé une fois à un livre qui n'a pas abouti, et dont j'ai extrait, pour le publier, le fragment de «La Route». Pour le reste, pas de projets qui n'auraient pas été menés à leur fin, pour la raison assez simple que je n'ai jamais eu de projets échelonnés dans le temps à venir. Mon projet, c'est l'ouvrage auquel je travaille, et je n'en ai guère d'autre, simultanément. Il m'est d'ailleurs arrivé dans les dernières années que des livres se sont faits d'eux-mêmes, en se passant tout à fait de projet : je pense aux deux Lettrines, à En lisant en écrivant, composés de notes prises au jour le jour. Avec cette façon de procéder, la perspective que je peux avoir sur ce que j'ai fait change quelque peu avec chaque nouveau livre, d'autant plus qu'il n'y en a pas tellement. Il y a eu dans les dernières années des livres de "littérature fragmentaire" que je n'aurais pas prévus, et qui changent un peu l'équilibre. Au surplus, un écrivain est surtout sensible à l'évolution de son écriture, qui l'éloigne de ses premiers livres : à partir du Balcon en forêt, il me
semble que cette écriture se stabilise davantage. J'ai le vif sentiment, pour mes premiers livres, d'étapes d'immaturité personnelle que j'ai
franchies l'une après l'autre. Ce n'est pas là un jugement : il y a des choses qu'il vaut mieux consommer un peu vertes, et d'autres un peu
blettes.»
Julien Gracq.