Le volet central de la trilogie des Mousquetaires était intitulé Vingt ans après. Le Vicomte de Bragelonne est sous-titré « Dix ans plus tard ». Alexandre Dumas est un romancier du temps. Du temps historique : l’un des sujets du roman, le principal peut-être, est la prise du pouvoir par Louis XIV et la consolidation de son règne personnel. La disgrâce de Fouquet et l’ascension de Colbert, sur lesquelles se greffe la romanesque affaire du Masque de fer, sont au cœur du livre. Du temps individuel aussi : les mousquetaires ont pris de l’âge. Dumas peint leur vieillissement et leurs déchirements. Car leurs routes divergent, et le « tous pour un » prononcé trente ans plus tôt n’est plus qu’un souvenir. Le romancier de l’avenir et du présent devient celui du passé et de la mémoire. « Ce que je cherche, surtout, ce que je regrette avant tout, ce que mon regard rétrospectif cherche dans le passé, c’est la société qui s’en va, qui s’évapore, qui disparaît. » Le charme puissant qui émane de Bragelonne confirme que cette évaporation est un très grand sujet romanesque.
Ce qui est vrai des sociétés l’est aussi des hommes : il ne fait pas bon vieillir. Les héros ne sont plus ce qu’ils étaient. Mais le souvenir de ce qu’ils furent nous rend sensibles à ce qu’ils deviennent. Aramis est désormais évêque de Vannes. Un secret découvert, celui du Masque de fer, fait de lui le général des jésuites, fonction dans laquelle il redouble d’intrigues. Il y survivra, ce qui n’est pas le cas de ses compagnons. Enrichi, entiché de noblesse, Porthos se laisse berner et entraîner par son prélat d’ami ; sa mort dans l’effondrement de la grotte de Locmaria — « Trop lourd ! » — est celle d’un titan. Athos, comte de La Fère, le plus âgé des quatre, jouit du bonheur d’être père puis meurt de la mort de son fils. Quant à d’Artagnan, resté mousquetaire, il a pris du galon, est devenu plus politique, mais songe parfois à tout quitter. Un boulet le renverse sous les murs d’une ville assiégée au moment où on lui apporte le bâton de maréchal de France. « Des quatre vaillants hommes dont nous avons conté l’histoire, il ne restait plus qu’un seul corps. Dieu avait repris les âmes. »
Et Bragelonne ? Le jeune Raoul, qui est le fils naturel d’Athos, tient le rôle-titre. Mais il arrive, dans les romans, que les amoureux soient fades. Mlle de La Vallière, dont le jeune homme est épris, est désirée en plus haut lieu ; la faveur du roi lui fait oublier l’amour de son ami d’enfance. La mort de Raoul, qui ressemble à un suicide, n’a pas la dimension mythologique de celle de Porthos. Disparaître dans une guerre lointaine, d’un point de vue romanesque, c’était sans doute simplement ce qu’il avait de mieux à faire.
Mélancolique roman des générations, de l’échec et du souvenir, Le Vicomte de Bragelonne est l’un des grands livres du XIXe siècle et le chef-d’œuvre de Dumas. Non pas, comme on le dit souvent, son Temps retrouvé. Mais son Temps disparu.