«Chaque mot m'a coûté une goutte de sang.»
Ce vers, qui figure, selon une variante, dans le prologue du premier récit, montre bien que, pour Cao Xueqin (1715 ?-1763), Le Rêve dans le pavillon rouge est inséparable de sa personnalité et de son existence. Il définit son œuvre comme le résultat, « hors du commun, de dix années de labeur ».
Si, au dire de ses contemporains, Cao Xueqin était un génie multiforme, romancier, poète, peintre, calligraphe, joueur de cithare, chanteur et même acteur amateur, c'est à son roman que son nom doit de figurer parmi les plus illustres.
Écrit en pur dialecte de Pékin, Le Rêve dans le pavillon rouge, animé par ses quatre cent quarante-huit personnages parfaitement individualisés, avec ses multiples intrigues, trace une vaste fresque de la société chinoise au XVIIIe siècle. Le livre a pour thème central la décadence de la classe dirigeante et l'impossibilité pour elle de trouver des successeurs capables de faire face à la situation. Cette satire sociale est habilement dissimulée dans la trame du roman, qui dépeint la vie d'une famille aristocratique à son déclin, situation qu'a bien connue l'auteur.
Utilisant nombre d'éléments empruntés à l'histoire de sa famille et à son propre passé, Cao Xueqin ne crée pas moins une œuvre d'imagination. L'amour tragique de Jia Jade magique (le frérot Jade) et de Lin Jade sombre (la sœurette Lin) constitue l'épisode central du récit. Héritier d'une grande famille alliée à la maison impériale, adulé par sa grand-mère qui est une des figures marquantes de l'ouvrage, le frérot Jade
est un garçon rêveur, romanesque et précocement voluptueux. Son dégoût affiché pour les garçons ne l'empêche pas d'avoir des rapports homosexuels avec son camarade d'école Qin Cloche d'Or et avec le beau comédien Jiang Étui de Jade. Il n'est pas non plus insensible aux grâces féminines et se sent attiré par la beauté onctueuse de Grande Sœur Joyau, la vivacité de Brume de Rivière, le charme altier de la jeune prieure Jade mystique, sans parler de son intimité plus ou moins grande avec ses nombreuses soubrettes. Pourtant, sa préférée reste la sœurette Lin, une cousine du côté paternel, orpheline. Élevés ensemble dès leur petite enfance, tous deux se ressemblent par
le caractère, les goûts, les aspirations. Ils s'éprennent l'un de l'autre sans oser se le déclarer ouvertement. Imprégnés de préceptes confucéens, ils souhaitent secrètement que leur vœu de s'unir soit exaucé par les parents du jeune homme. Hélas! il n'en est rien. Pour le soustraire à l'influence de la sœurette Lin, jugée néfaste, la mère du frérot Jade décide de le marier à sa propre nièce Grande Sœur Joyau, en usant d'un subterfuge pour forcer le consentement du frérot Jade. La sœurette Lin meurt, désespérée, le jour même du mariage de son cousin ; quant à lui, ayant découvert trop tard la supercherie, il quitte la maison paternelle pour se faire moine.