Mythe et épopée, étude comparée des religions et des récits profanes des peuples indo-européens, est l’aboutissement d’une nouvelle façon d’aborder la mythologie comparée pratiquée au XIXe siècle. Dumézil en a posé les bases en 1938 dans l’article « La préhistoire des flamines majeurs » publié par la Revue d'histoire des religions : en quête d’une idéologie commune, il met au jour un système trifonctionnel s’appuyant sur la souveraineté magique et juridique (le prête), la force physique (le guerrier) et la fécondité (l’agriculteur-éleveur) — ce système structurant de façon similaire la société de l’Inde historique et la théologie romaine archaïque. Agrégé de lettres, docteur en histoire des religions, Dumézil dirige à cette époque les recherches autour de l’étude comparative des religions des peuples indo-européens à l’École pratique des Hautes Études. Son ancien condisciple à l’École normale, l’historien et philosophe Brice Parain, à la tête du secrétariat éditorial de Gaston Gallimard depuis 1927, voit en lui un candidat idéal pour nourrir une collection dont il a le projet et dans laquelle il souhaite « rassembler les éléments d’une nouvelle conception de l’homme et du monde » : dans une note programmatique datée de juillet 1941, Parain propose comme titre inaugural Jupiter, Mars, Quirinus que Dumézil vient d’achever, en soulignant l’importance des travaux de celui qui a défini « grâce à la méthode comparatiste, l’organisation sociale tripartite de la Rome antique » et montré que « cette organisation était celle de toutes les sociétés indo-européennes ».
Alerté par Brice Parain, Gaston Gallimard avait sollicité dès le 23 décembre 1940 Georges Dumézil, de retour de Turquie où, mobilisé, il avait servi comme capitaine de réserve : « Parain […] me dit que vous avez l’intention d’écrire un ouvrage d’ensemble sur la civilisation indo-européenne. C’est un ouvrage qui entrerait tout à fait dans le cadre de nos publications et que j’aimerais beaucoup éditer. Je vous serais reconnaissant de bien vouloir ne pendre aucun engagement avec un éditeur à son sujet et nous le réserver. » L’auteur, après avoir exprimé à Parain la ferme volonté de conserver la liberté de donner ses écrits « scientifiques » à des éditeurs plus spécialisés (« tu connais la répugnance des Normaliens à tout lien »), accepte de confier à la maison de son ami ses livres destinés au « grand public lettrés ». C’est ainsi qu’est publié chez Gallimard, entre 1941 et 1945, le triptyque Jupiter, Mars, Quirinus ; Naissance de Rome et Naissance d’archanges dans la nouvelle collection « La Montagne Sainte Geneviève ». Une série propre à Dumézil, « Les Mythes romains », est même créée en 1941 sur proposition de ce dernier pour accueillir de courtes monographies « pittoresques mais limitées », au nombre de six et dont trois seulement paraîtront : Horace et les Curiaces (1941), Servius et la fortune (1943) et Tarpeia (1947). Dumézil, mis en congés de l’École des Hautes Études de 1941 à 1943 grâce aux bons offices de Bernard Faÿ, chargé par Vichy d’éradiquer les francs-maçons de la fonction publique, avait mis ce temps à profit pour écrire.
Esquisse de ses travaux à venir, dans lequel il « n'entrevoyait que les grandes lignes », Jupiter, Mars, Quirinus annonce d’ores et déjà Mythe et épopée de 1968. « Ce sont les mêmes “lieux géométriques” que j'étudie, dira Dumézil à Didier Eribon lors d’un entretien en 1986. Simplement, ils font des petits. Si vous voulez, on commence par avoir une vue globale et confuse. Et en précisant tel ou tel point, on en voit d'autres, jusqu'alors obscurs, s'éclairer. Et de nouveaux problèmes surgissent. Je ne laisse pas derrière moi une collection de livres également accomplis ; mon travail a tâché d'être un progrès continu. » En témoigne cette note de 1951, adressée par Brice Parain à Claude Gallimard : « Georges Dumézil m’a confirmé qu’il ne désirait pas la réimpression telle quelle, de Jupiter, Mars, Quirinus I, II, III parce qu’il a l’intention de faire un seul livre, nouveau. » Malgré son élection en 1948 au Collège de France à la chaire « civilisation indo-européenne », les ouvrages de Dumézil étaient restés jusqu’alors relativement méconnus en dehors des cercles scientifiques, en raison notamment de l’échec de diffusion de « La Montagne Sainte Geneviève ». La création d’une nouvelle collection par Pierre Nora chez Gallimard en 1966 change la donne : Claude Gallimard a recruté l’année précédente l’historien fondateur de la collection « Archives » chez Julliard, afin de développer le secteur de la non fiction à la NRF et « d’accomplir auprès de lui, dans le domaine des idées, ce qu’un homme comme Jean Paulhan avait réussi auprès de son père dans le domaine littéraire ». Reprenant l’ancienne « Bibliothèque des Idées », Pierre Nora crée en parallèle la « Bibliothèque des Sciences humaines », le tout financé par une collection de « documents » baptisée « Témoins ». En quête de titres représentatifs du phénomène pluridisciplinaire marqué par l’essor du structuralisme qui bouleverse dans ces années 1960 la communauté des chercheurs et des étudiants, Nora sollicite tout naturellement Georges Dumézil, lequel vient de faire paraître chez Payot La Religion romaine archaïque dans lequel il amorce la mise au point de trente années de recherche. L’éditeur, qui a déjà inscrit à son catalogue Problèmes de linguistique générale d’Émile Benveniste, avec l’appui duquel Dumézil avait été élu au Collège de France, et le retentissant Les Mots et des choses de Michel Foucault, publie le 8 mai 1968 le premier volume de Mythe et épopée : « Pierre Nora, en m'accueillant dans sa “Bibliothèque des sciences humaines”, a mis mon travail, jusqu'alors confidentiel […] sous les yeux du grand public cultivé. Ce que je peux avoir d'audience, je le dois à Gallimard et à cette collection. » Travail qui sera consacré, en 1979, par l’élection de Dumézil à l’Académie française : « Si l’idéologie tripartite éclaire des pans entiers du passé de nos civilisations, les démarches que vous avez suivies pour les mettre au jour intéressent, au-delà de l’histoire, l’ensemble des sciences humaines », souligne Claude Lévi-Strauss dans la réponse au discours de réception de l’intéressé — lequel avait répondu à Claude Gallimard qui le félicitait de son élection : « Cet incident de parcours est le plus direct effet de la collection des Sciences humaines. Merci. »
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