Louis Guilloux, rencontré chez Gallimard au cours de l’été 1945, et Jean Grenier, ancien professeur de philosophie d’Albert Camus à Alger, furent les témoins de l’écriture du roman, commencé au cours de l’été 1942 et achevé en décembre 1946. Le 22 septembre 1942, Albert Camus écrit à Jean Grenier qu’il travaille « à une sorte de roman sur la peste », et poursuit quelques jours après : « Ce que j’écris sur la peste n’est pas documentaire, bien entendu, mais je me suis fait une documentation assez sérieuse, historique et médicale, parce qu’on y trouve des “prétextes”. » De fait, le roman est en gestation depuis plusieurs années. Camus – dont les premières notes sur le sujet ont été prises fin 1938 –, s’est abondamment documenté sur les grandes pestes de l’histoire dans le courant du mois d’octobre 1940. Son projet se précise dans ses Carnets en avril 1941, où figurent la mention « Peste ou aventure (roman) », suivi d’un développement portant le titre La Peste libératrice. À André Malraux, qui a pressenti en Camus, jeune auteur encore inconnu en France, un « écrivain important » et s’emploie à faire publier chez Gallimard un premier roman intitulé L’Étranger, il écrit le 13 mars 1942 d’Oran, où il réside depuis janvier 1941 : « Dès que j’irai mieux je continuerai mon travail : un roman sur la peste. Dit comme cela, c’est bizarre. Mais ce serait très long de vous expliquer pourquoi ce sujet me paraît si "naturel". » Et, tandis que L’Étranger, bientôt suivi d’un essai, Le Mythe de Sisyphe, sont publiés à l’enseigne de la NRF, Camus commence le travail d’écriture proprement dit au Panelier dans le Vivarais, où il s’est installé en août 1942 pour soigner une rechute de tuberculose.
Le débarquement allié en Afrique du Nord en novembre 1942 suivi de l’entrée des Allemands en zone Sud l’empêche de rejoindre son épouse rentrée en Algérie en octobre. « 11 novembre. Comme des rats ! » s’exclame-t-il dans ses Carnets, avant de noter quelques pages plus loin, fin 1942 ou début 1943 : « Je veux exprimer au moyen de la peste l'étouffement dont nous avons tous souffert et l'atmosphère de menace et d'exil dans laquelle nous avons vécu. Je veux du même coup étendre cette interprétation à la notion d'existence en général. La peste donnera l'image de ceux qui dans cette guerre ont eu la part de la réflexion, du silence – et celle de la souffrance morale. » Le roman aborde ainsi les thèmes de l’exil, de la séparation et de la solitude. Il avait déjà envisagé, en août 1942, de donner pour titre au roman, situé à Oran qu'il n'aimait pas, « Les Séparés », puis, en septembre, de ne pas « mettre “La Peste” dans le titre. Mais quelque chose comme “Les Prisonniers”. » Le roman, « première tentation de mise en forme d'une passion collective » (Carnets, 1946), est aussi la représentation de la lutte contre le nazisme et la guerre. C’est bien ainsi que l’entend Francis Ponge dans une lettre adressée à Camus en août 1943. Faisant référence à conférence de Québec, où Américains et Anglais débattaient de la question stratégique du « second front », il encourage Camus à poursuivre dans ce sens : « Je crois qu’il y aura des chapitres à ajouter à La Peste, ou un nouveau livre à écrire sur de nouvelles formes de cette maladie pestilentielle…. » Les lecteurs ne s’y sont pas trompés à la parution du roman. À Roland Bathes, Camus écrivait en février 1955 que « La Peste [...] a cependant comme contenu évident la lutte de la résistance européenne contre le nazisme. La preuve en est que cet ennemi qui n'est pas nommé, tout le monde l'a reconnu, et dans tous les pays d'Europe. [...] La Peste, dans un sens, est plus qu'une chronique de la résistance. Mais assurément, elle n'est pas moins. »
Une première version de La Peste est achevée en janvier 1943. Peu satisfait, Camus entreprend aussitôt une seconde version, tout en menant en parallèle d’autres projets d’écriture. Grippé, il écrit à Francis Ponge en août 1943 : « Il y a un mois que je n’ai pas écrit une ligne. Caligula et Le Malentendu, La Peste et mon étude sur d’Aubigné, tout cela dort et je traine dans l’inertie. » Le 15 janvier 1944, toujours à Ponge, il annonce travailler « à mon chapitre sur la révolte que je donnerai à Grenier. Il vient sans venir. Ensuite, La Peste. J’attends ce moment avec impatience. Je crois que cette fois je tiens le bon bout ». Puis, fin mars : « Je suis revenu à La Peste. C’est-à-dire que le soir, tard, après des journées écrasantes, je regarde le manuscrit et je rêve à autre chose. Mais il en sortira peut-être quelque chose. » Entre temps, l’écrivain est devenu éditorialiste à Combat après qu’il eut pris contact avec les équipes du journal clandestin lors de son installation à Paris en octobre 1943, puis assure les fonctions de rédacteur en chef à la Libération. En octobre 1945, il prend la direction de la collection « Espoir » aux Éditions Gallimard, au comité de lecture desquelles il est entré grâce à Michel Gallimard avec lequel il s’est lié d’amitié. C’est au domicile de la mère de ce dernier, en Vendée, qu’il achève péniblement son roman en août 1946, de retour d’un séjour aux États-Unis : « Je suis revenu d’Amérique avec l’unique désir de me mettre au travail, écrit-il à un Louis Guilloux inquiet le 12 septembre. J’ai quitté Paris pour la Loire et j’ai travaillé comme un forçat pendant un mois. Au bout du compte, j’ai fini La Peste. Mais j’ai l’idée que ce livre est totalement manqué, que j’ai péché par ambition et cet échec m’est très pénible. Je garde ça dans mon tiroir, comme quelque chose d’un peu dégoûtant. » Il fait également part de ses doutes à Francis Ponge le 23 : « La Peste est finie. Mais je n’ai pas envie de publier ni cela, ni autre chose. » Et encore à Jean Grenier, le 21 décembre : « Les choses ne vont d'ailleurs pas très bien pour moi, depuis mon retour d'Amérique. J'ai eu toutes les peines du monde à finir mon livre sur la Peste. Il est terminé maintenant mais je suis plein de doutes à son (et à mon) égard. »
Il se décide cependant à confier le manuscrit à son éditeur qui fait paraître le livre le 10 juin 1947, achevé d’imprimer du 24 mai 1947 et tiré à 22 000 exemplaires, après que Camus eu apporté les ultimes corrections sur épreuves. La Peste, bien accueilli par la critique malgré quelques réserves de Gaëtan Picon, Georges Bataille et Étiemble, récompensé par le Prix des critiques le 14 juin 1947, est aussitôt un succès de librairie, le premier d’Albert Camus. De juin à novembre, le roman a fait l’objet de cinq réimpressions, atteignant un tirage de 119 000 exemplaires. Cela n’est pas fait pour convaincre son auteur qui se dit « déconcerté », et ajoute à l’attention de Louis Guilloux le 27 juin : « Il y a des applaudissements qui ne font pas plaisir. Du reste, je crois que je connais bien les défauts du livre. » Ce dernier rassure bientôt Camus sur la qualité du roman : « Je relis La Peste, lentement – pour la troisième fois. C’est un très grand livre, et qui grandira. Je me réjouis du succès qu’il obtient – mais le vrai succès sera dans la durée, et par l’enseignement par la beauté. Je sais bien qu’on a toujours l’air un peu ballot quand on emploie ces grands mots, mais tant pis. Ce livre restera comme une des grandes œuvres de ce temps, j’en suis sûr. Le relisant, je suis de plus en plus frappé d’une chose : la pudeur. Je crois cette vertu essentielle en grand art. » Jean Grenier renchérit le 14 septembre 1947 : « Je pense souvent, à propos du “problème du mal”, à La Peste où vous avez su incarner et cerner ce qu'il y a de plus angoissant et de plus difficile à saisir, où vos personnages ont une justesse de ton et d'attitudes que je ne trouve nulle part ailleurs. Je l'ai relu – c'est une réussite extraordinaire, et mieux que cela, c'est un livre qui ne cesse pas d'avoir des résonances. » Malraux sera plus sévère, avouant en 1975 « avoir trouvé La Peste ennuyeux ». L’audience du roman traverse les frontières, et, dès le 27 juin 1947, Dionys Mascolo, en charge du service des cessions chez Gallimard, informe Camus que « La Peste marche à l’étranger à la même vitesse qu’en France. » La maison d’édition en fait un argument de vente, qui annonce dans le Bulletin de la NRF de décembre 1947 que La Peste « va être traduite en danois, finlandais, norvégien, suédois, slovaque, tchèque et en langue anglaise, tant en Grande-Bretagne qu’aux USA » puis, en novembre 1949, une traduction en japonais. Près de soixante-dix ans après sa parution, La Peste qui avec Les Justes (1950) et L’Homme révolté (1951) forme le triptyque de la Révolte, est, après Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry et L’Étranger, le troisième titre le plus vendu des Éditions Gallimard.
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