« Je suis tombé sur la piste d'un roman qui pourra peut-être être intéressant au point de vue de la vente. C'est celui que prépare ici (à Genève) un certain Albert Cohen en collaboration avec Jossipovici », écrit le 14 juillet 1922 Jacques Rivière, directeur de La Nouvelle Revue française, à son ami Gaston Gallimard. Albert Cohen, auteur d’un recueil de poèmes remarqué par la critique française et helvétique (Paroles juives, 1920), « n'a pas un passé très important derrière lui », ajoute Rivière. « Mais il m'a envoyé une sorte de nouvelle à la Morand, qui est intéressante et que je publierai dans la revue. » Gaston Gallimard a pris, en 1919, la tête du comptoir d’édition adossé à La NRF dont il assumait la gérance depuis sa création en 1911.
Il est alors en quête de nouveaux auteurs à la fois très littéraires et aptes à contribuer à l’essor éditorial et, le cas échéant, commercial, de la jeune maison, rebaptisée Librairie Gallimard et pour laquelle il a de grandes ambitions. Il s’appuie, pour ce faire, sur l’expertise de La Nouvelle Revue française et de son directeur. N’ayant probablement rien lu d’autre que « Projections ou Après-minuit à Genève », la fameuse nouvelle que Jacques Rivière publie effectivement en octobre 1922 dans La NRF, l’éditeur propose presque aussitôt un contrat au seul Albert Cohen qui a suspendu son projet avec Albert Jossipovici. Le contrat est signé le 28 novembre 1922 – sans doute par l’intermédiaire de Rivière : il porte sur un futur livre provisoirement intitulé Rapides internationaux et par lequel Gaston Gallimard engage Albert Cohen, comme cela devient l’usage dans sa maison, à lui réserver cinq autres de ses prochains ouvrages en prose. Il lui faudra cependant s’armer de patience, une première dactylographie ne lui parvenant qu’en 1929. Entre temps, Albert Cohen a demandé à l’éditeur s’il accepterait de publier une revue sioniste dont il serait, selon le souhait de Chaïm Weizmann, le rédacteur en chef. C’est ainsi que paraît à la Librairie Gallimard, de janvier à novembre 1925, La Revue juive. À son comité de rédaction figurent, entre autres, Albert Einstein et Sigmund Freud, duquel Gallimard a entrepris la publication des œuvres en langue française à partir de 1923. Outre ses contributions à la revue, Albert Cohen poursuit de nombreux travaux d’écriture, parmi lesquels une pièce de théâtre, Ézéchiel, et ce premier roman tant attendu rue de Grenelle, alors siège des Éditions : Solal, sorti en librairie en août 1930.
Salué par la critique, le livre est bientôt traduit en anglais et en allemand. L’heureux éditeur d’Albert Cohen, voyant ses espérances confirmées, le presse d’écrire un second roman et lui verse à cet effet des avances sur droit d’auteurs. Albert Cohen qui envisage justement de donner une suite à Solal, se lance dans la composition d’une vaste et ambitieuse fresque romanesque. À Gaston Gallimard, inquiet de ne rien voir venir, l’auteur écrit le 24 juillet 1935 : « C'est justement parce que, ces dernières années, j'ai beaucoup produit que j'ai peu publié. Ce n'est paradoxal qu'en apparence. Maintenant la moisson est rentrée. Il ne restera plus qu'à lier les gerbes. » Mais, malgré un travail acharné, « lier les gerbes » de la façon qui corresponde à la vision qu’il se fait de son œuvre nécessite un long temps de maturation… Au début de l’année 1938, afin de répondre aux sollicitations toujours plus pressantes de son éditeur, Albert Cohen se résout à extraire d’un ensemble de trois mille pages les éléments qui formeront son second roman, Mangeclous. Le manuscrit est rendu le 14 juin 1938, pour une parution le 27 juillet. Sur la jaquette qui orne le livre figure déjà l’annonce d’un troisième roman achevant la série de « Solal et les Solal » : Belle du Seigneur. Les engagements pris à Londres par Albert Cohen auprès de l’Agence juive pour la Palestine de 1940 à 1944 ; ses fonctions au sein de l’Organisation internationale pour les réfugiés puis au Bureau international du travail à Genève après-guerre le rendent, dans les années qui suivent, bien moins disponible à la création. Après avoir récupéré en 1948 ses papiers littéraires qu’il avait dû abandonner dans son appartement parisien en mai 1940, et qu’un représentant de la légation suisse était parvenu à soustraire à la Gestapo, Albert Cohen se « décharge de toute obligation professionnelle » à la fin de l’année 1951 et peut enfin se consacrer tout entier à son œuvre.
Il rassure Gaston Gallimard dans une lettre en date du 20 mai 1953 : « Bien des années se sont écoulées depuis que vous avez publié deux romans de moi : Solal, puis Mangeclous. Belle du Seigneur existe déjà, en ce sens que j’en ai toute la matière (un millier de pages) mais c’est une grosse masse, souvent encore informe, dans laquelle il faudra mettre de l’ordre et qu’il faudra réduire. Six à huit mois de travail seront nécessaires. » Et de lui confier, en attendant, un texte bref très personnel dont l’ébauche a paru à la suite du décès de sa mère en 1943, sous le titre « Chant de mort », dans La France libre : Le Livre de ma mère. Sa publication en avril 1954 fera date, marquant le premier succès commercial d’Albert Cohen. Ce n’est pas six à huit mois de travail mais près de quinze années qui seront nécessaires à l’achèvement de Belle du Seigneur, sa gestation étant entravée par la santé précaire de son auteur qui subit trois lourdes opérations au début des années 1960. En 1967, accompagné de son épouse Bella à qui le livre sera dédié, Albert Cohen dépose le précieux manuscrit chez Gallimard : « Je me souviens du jour où nous l'avons porté, fébriles et inquiets », déclare-il lors d’un entretien accordé aux Nouvelles littéraires en octobre 1981. « Le directeur littéraire qui nous a reçus alors [...] a été effrayé et ne voulait pas publier cet ouvrage “monstrueux”. Il nous a complètement découragés. […] Heureusement, le bon Gaston Gallimard, à qui nous n’avions pas parlé de cet accueil-là, pris les choses en main. » Ce dernier, tout aussi désireux qu’Albert Cohen de voir le livre édité, s’empresse de tranquilliser son auteur, lui faisant part le 2 juin 1967 de l’avis enthousiaste du comité de lecture : « l'aventure qui fait se rapprocher, s'unir, se perdre, et mourir Solal et Arianne a une grande beauté, de conception et d'exécution. » Sur les conseils de Gaston Gallimard, Albert Cohen a tout de même allégé le manuscrit en soustrayant les passages qui deviendront Les Valeureux en 1969. Belle du Seigneur paraît enfin en juin 1968, brièvement annoncé dans le Bulletin de la NRF comme « une fresque de l’éternelle aventure de l’homme et de la femme qu’après un long silence nous offre l’auteur de Solal, de Mangeclous et du Livre de ma mère ». « Le jeu en valait la chandelle », écrira à son propos François Nourrissier dans Les Nouvelles littéraires de septembre 1968 : sitôt paru, le livre est unanimement reconnu comme un chef-d’œuvre, consacré par le Grand prix du roman de l’Académie française le 7 novembre. Son succès, à la fois critique et public, ne s’est jamais démenti depuis, Belle du Seigneur figurant encore aujourd’hui parmi les meilleures ventes de la collection « Blanche ».
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