Nathan Zuckerman est un rôle. C'est là tout l'art de la représentation d'identités, vous ne croyez pas ? C'est le don romanesque fondamental. Zuckerman est un écrivain qui veut être un médecin qui adopte l'identité d'un pornographe. Je suis un écrivain qui écrit un livre et qui adopte l'identité d'un écrivain qui veut devenir un médecin qui incarne un pornographe — qui, à son tour, pour compléter le jeu des identités, pour ajouter des barbillons au tranchant de la lame, feint d'être un critique littéraire bien connu. Fabriquer de la fausse biographie, de la fausse histoire, confectionner une existence à demi imaginaire à partir de la vraie pièce de théâtre qu'est ma vie, c'est ma vie. Il faut bien qu'il y ait un certain plaisir à faire ce métier, et c'est là-dedans qu'il se trouve. Aller déguisé. Jouer un personnage. Se faire passer pour ce que l'on n'est pas. Faire semblant. La mascarade ingénieuse et rusée. Prenez un ventriloque. Il parle de telle sorte que sa voix semble provenir de quelqu'un qui se trouve à quelque distance de lui. Mais s'il n'était pas dans votre champ de vision vous ne retireriez ancun plaisir de son art. Son art consiste à être présent et absent ; il est davantage lui-même quand il est simultanément quelqu'un d'autre, et il n'« est » aucun des deux quand le rideau est baissé. Pour un écrivain, il n'est pas forcément nécessaire d'abandonner sa propre biographie pour s'engager dans le jeu d'un rôle. Il peut être plus captivant de ne pas le faire. On la distord, on la caricature, on la parodie, on la torture et on la subvertit, on l'exploite — tout cela pour conférer à la biographie cette dimension qui enflammera votre vie verbale. Des millions de gens le font sans arrêt, bien sûr, et sans se justifier par le travail littéraire. Ils y croient. C'est stupéfiant, tous ces mensonges que les gens nourrissent derrière le masque de leurs vrais visages. Songez à l'art de l'adultère : soumis à une tension énorme et ayant contre eux une adversité considérable, des maris et des femmes ordinaires que la conscience d'eux-mêmes figerait sur une scène se mettent, une fois rentrés dans le théâtre domestique, et seuls devant le conjoint trahi qui leur tient lieu d'audience, à jouer des rôles d'innocence et de fidélité avec un talent dramatique impeccable. De grandes, grandes représentations, conçues avec génie jusque dans les moindres détails, un jeu de scène naturel d'une parfaite méticulosité, et le tout exécuté par des amateurs complets. Des gens faisant magnifiquement semblant d'être « eux-mêmes ». La mystification peut prendre des formes extrêmement subtiles, vous savez. Pourquoi un romancier, simulateur de profession, serait-il moins habile ou plus digne de confiance qu'un comptable banlieusard lent et dépourvu d'imagination qui raconte des blagues à sa femme ?Jack Benny se prétendait avare, vous vous rappelez ? Il mentionnait sa bonne réputation et protestait qu'il était pingre et mesquin. Il n'était probablement pas si drôle comparé à un autre brave gars qui expédie des chèques à l'U.J.A. et emmène ses amis à dîner. Céline feignait d'être un médecin plutôt indifférent, voire irresponsable, alors qu'il semble en fait avoir été un praticien dûr à la tâche et qui traitait consciencieusement ses clients. Mais ça n'était pas intéressant.
Cher Roth,
J'ai lu deux fois le manuscrit. Voici la sincérité que tu exiges : Ne le publie pas ; tu vaux beaucoup mieux lorsque tu écris sur moi que lorsque tu rapportes ta propre vie avec « exactitude ». Se pourrait-il que tu te sois pris pour sujet non seulement parce que tu es fatigué de moi, mais parce que tu crois que je ne suis plus celui qui te permet de te détacher de ta biographie tout en exploitant ses crises, ses thèmes, ses tensions et ses surprises ? Eh bien, si j'en juge par ce que je viens de lire, je dirais que tu as toujours autant besoin de moi que moi de toi — et que j'aie besoin de toi va sans dire. Pour moi, parler de quoi que ce soit qui soit « mien » serait grotesque, si profondément que soit ancrée en moi l'illusion d'une existence indépendante. Je te dois tout, mais toi, cependant, tu ne me dois rien de moins que la liberté d'écrire en toute liberté. Je suis ta permission, ton indiscrétion, la clé de la confidence. Je comprends ces choses comme jamais.
Ce que tu décides de dire dans la fiction est différent de ce qu'il t'est permis de dire quand rien n'est travesti, et dans ce livre il ne t'est pas permis de dire ce que tu dis le mieux : bon, discret, attentif — tu changes les noms des personnes parce que tu ne veux pas heurter leurs sentiments — non, ce n'est pas toi dans ce que tu as de plus intéressant. Dans la fiction, tu peux être tellement plus véridique sans te soucier tout le temps de ne blesser personne directement. Tu essayes ici de faire passer pour de la franchise ce qui me semble être la danse des sept voiles : ce qui est inscrit sur la page est pareil à un code se substituant à une absence. L'inhibition se fait jour non seulement dans une répugnance à dire certaines choses, mais de façon tout aussi décevante, dans un ralentissement du pas, un refus d'éclater, un renoncement au besoin que j'associe habituellement avec toi du moment aigu, explosif. Quant à l'art d'évoquer les personnages, tu es toi, Roth, le moins bien rendu de tous tes protagonistes. Ton don ne consiste pas à personnaliser ton expérience, mais à la personnifier, à l'incarner dans la représentation d'une personne qui n'est pas toi. Tu n'es pas un autobiographe, tu es un personnificateur. Ton expérience est à l'opposé de la plupart de tes contemporains d'Amérique. Ta connaissance des faits, la perception que tu en as, est beaucoup moins développée que ta compréhension, l'intuition avec laquelle tu pèses et équilibres la fiction. Tu crées un monde imaginaire infiniment plus excitant que le monde dont il procède. Je présume que tu as si souvent écrit des métamorphoses de toi-même que tu ne peux plus te représenter ce que tu es ou ce que tu fus. Aujourd'hui, tu n'es rien d'autre qu'un texte en marche.
À plusieurs reprises dans le roman revient cette idée d’incarcération, de retraite, d’austérité monacale, qui pourrait être résumée ainsi : « En croyant avoir choisi la vie, il avait choisi la page suivante. » Ou encore : « Ce qui pèse, ce n’est pas que tout doive nécessairement devenir un livre. C’est que tout puisse devenir un livre. Et compte pour du beurre dans la vie avant que ce soit fait. » Ce que Roth va reprendre presque trente ans plus tard en disant qu’il cessait d’écrire pour rompre avec cette existence d’esclave. Zuckerman est néanmoins convaincu que la fiction est là « pour donner un sens à la vie incurable » et qu’il n’est qu’une seule manière d’écrire : avec fanatisme. Sans ce fanatisme, aucun grand roman ne serait écrit. « Il se faisait la plus haute conception possible des gigantesques capacités de la littérature à englober et à purifier la vie. Il allait écrire encore, publier encore, et la vie deviendrait colossale. » C’est ce Zuckerman/Roth-là qui me fascinait et me fascine encore. Celui qui constate que les lecteurs et les journalistes refusent d’accepter la fiction, de considérer que l’écriture est un acte d’imagination. L’incapacité à lire un roman comme un acte d’imagination s’est encore aggravée depuis Portnoy et La Leçon d’anatomie. Zuckerman, je l’aime tout particulièrement quand, submergé par la fureur, il décroche son téléphone pour appeler un critique malveillant, Milton Appel, adepte de la démolition des écrivains, surtout les bons. Appel est du genre qui écrit « les vingt, trente ou cinquante pages de critique cinglante qui ne tourmentent pas seulement pendant les soixante-douze heures réglementaires mais restent sur le cœur à jamais ». Leur conversation téléphonique est un morceau de bravoure trop long à reproduire, mais tout y est de ce qu’il ne faut pas faire : entrer en contact avec une personne dont la mauvaise foi est le moteur. Au dernier paragraphe de La Leçon d’anatomie, Zuckerman insiste sur ce qui entrave l’écrivain et sur l’indispensable nécessité d’écrire. Il est à l’hôpital, après une chute au cours de laquelle il s’est blessé au visage. Jour et nuit, il arpente les couloirs, « comme s’il croyait encore qu’il pourrait s’arracher aux chaînes de son avenir d’homme à part, comme s’il pouvait échapper à l’œuvre qui était la sienne ». Et c’est un lecteur heureux, qui laisse un Zuckerman perplexe, car il est bien clair que l’œuvre va continuer.
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