En 1912, Marcel Proust envisage la publication de son cycle romanesque, dont il a commencé l’écriture quatre ans plus tôt. Après la parution de quelques extraits dans Le Figaro, il s’adresse à l’éditeur Eugène Fasquelle pour une publication en volume ainsi que, par l’intermédiaire de son ami Antoine Bibesco, à la Nouvelle Revue française (la NRF) – c’est-à-dire à la fois à la revue créée par André Gide en 1909 et au comptoir d’édition dont Gaston Gallimard est l’associé et le gestionnaire depuis un an. « S’ils m’éditent, ils me liront peut-être », écrit-il alors : « Au point de vue littéraire, je ne les déshonorerai pas. » Gaston Gallimard n’est pas un inconnu pour l’écrivain : il l’a rencontré durant l’été 1908, sur la côte normande. Le souvenir très amical de cette brève rencontre veillera comme une fée protectrice sur leur relation éditoriale, éclipsant les malentendus, les agacements… et les rendez-vous manqués. Car la NRF, comme Fasquelle, refuse en décembre 1912 de publier Du côté de chez Swann. Jean Schlumberger, à qui le manuscrit a été confié, en aurait fait une lecture sinon désinvolte, du moins trop rapide. André Gide assumera la responsabilité d’une telle erreur, « la plus grave de la NRF […], l’un des regrets, des remords les plus cuisants de [sa] vie ». Et c’est à l’enseigne des Éditions Grasset que paraît en 1913, à compte d’auteur, le premier volume d’À la recherche du temps perdu. Mais la faute est assez tôt rattrapée, puisque dès juin et juillet 1914, La NRF, désormais dirigée par Jacques Rivière (qui a compris l’importance de Proust et la portée de son œuvre), accueille dans ses colonnes des extraits du livre à venir. Puis, Gaston Gallimard, conscient de l’inexistence de lien contractuel entre Proust et Grasset et ayant fait amende honorable, parvient à convaincre l’écrivain de rallier la NRF. L’affaire est entendue durant l’été 1916 : Gallimard rachète les 206 exemplaires en stock de Du côté de chez Swann et poursuit la composition du deuxième volet du roman, dans les circonstances troublées de la guerre.
Tout commence à l’été 1908, dans une chambre du Grand Hôtel de Cabourg, et se termine dans une autre chambre, celle du 44, rue Hamelin à Paris en 1922. Marcel Proust songe d’abord à un livre sans forme définie, qui lui permettra de révolutionner l’histoire du roman. Un essai sur la critique et la littérature autour de Sainte-Beuve ? Une conversation avec sa mère, qui lui rappellera son enfance ? En 1909, il passe à un vrai roman dont il écrit le début et la fin. Une première version est composée en 1911, sous le titre « Les Intermittences du cœur. Le Temps perdu, 1ère partie ». Il prévoit en 1912 une seconde partie, « Le Temps retrouvé ». Du Côté de chez Swann paraît en novembre 1913. Dès lors, la rédaction s’amplifie suivant la même méthode : cahiers de brouillon, mise au net sur manuscrit, dactylographie, corrections sur épreuves d’imprimerie. À l’ombre des jeunes filles en fleurs, achevé en 1918, paraît en 1919, suivi par Le Côté de Guermantes et Sodome et Gomorrhe I en 1920 et 1921, puis Sodome et Gomorrhe II en 1922. À sa mort, Proust laisse achevés (mais non corrigés) La Prisonnière (1923), Albertine disparue (1925) et Le Temps retrouvé (1927).
Le deuxième volume d’À la recherche du temps perdu conduit le lecteur quelques années au-delà de Du Côté de chez Swann. Nous sommes à Paris, puis à Balbec – représentation littéraire de Cabourg. Deux histoires d’amour séparées de deux années, la première malheureuse, celle du héros adolescent pour Gilberte Swann (« Autour de Mme Swann ») ; la seconde heureuse (« Noms de pays : le pays »), pour un groupe de jeunes filles au bord de la mer, sur la côte normande. Deux contextes aussi : la vie familiale, les parents et leurs amis, qui s’oppose à celle des Swann ; et la vie d’hôtel. C’est le roman de la jeunesse, entre Gilberte et Albertine, surveillée par la figure tendre et menacée de la grand-mère. Cette étape poétique mêle la satire sociale et la découverte de la peinture et de la poésie.
À l’ombre des jeunes filles en fleurs est achevé d’imprimer le 20 novembre 1918 mais ne paraît en librairie que le 21 juin 1919, en même temps qu’une réédition de Du côté de chez Swann et le volume de Pastiches et mélanges. En ce même mois, La NRF, mise en sommeil pendant la guerre, reprend sa publication, s’ouvrant sur un nouvel extrait des Jeunes Filles, au titre indépassable : « Légère esquisse du chagrin que cause une séparation et des progrès irréguliers de l’oubli. »
À l’annonce du prix Goncourt, l’ouvrage est repris en deux volumes entièrement recomposés, ce qui permet d’en réajuster le prix et d’intégrer les corrections voulues. Chacun, à la NRF, s’efforce de satisfaire un auteur délicieux mais exigeant et inquiet, en se pliant aux modalités très singulières – et coûteuses, cela va sans dire – de la mise au point du texte définitif. En témoignent les extraordinaires planches de placards d’imprimerie corrigés, dont Marcel Proust et son éditeur décident de truffer l’édition bibliophilique des Jeunes Filles parue en 1920, présentée en feuilles (non brochées ni reliées) sous chemise cartonnée ornée d’un magnifique décor de fleurs et de feuilles stylisées colorées au pochoir.
Chaque planche, montée par la dactylographe en charge de la mise au net du texte, et non par Proust lui-même, mêle des fragments autographes et imprimés de l’œuvre, présentant d’importantes variantes par rapport au texte publié. On y trouve des pages de manuscrits, des feuillets d’épreuves de l’édition à demi-composée et jamais parue de Grasset et enfin des pages d’épreuves de l’édition originale de Gallimard de 1919. Elle nous permet d’assister au travail même de l’auteur, à sa quête de perfection formelle et expressive. Enfin, cette rarissime édition présente pour la première fois aux lecteurs, en frontispice, une reproduction du portrait de l’écrivain par Jacques-Émile Blanche, datant de 1892. Marcel Proust n’avait alors que vingt-et-un ans.
Les frères Edmond et Jules de Goncourt s’étaient entendus pour que le capital produit par la vente posthume de leurs biens puisse servir au financement d’une société d’hommes de lettres, contre-académie ayant à décerner chaque année une récompense à un écrivain méritant. L’œuvre primée, est-il précisé dans le testament d’Edmond, mort en 1896, sera de préférence un roman, porteur de « tentatives nouvelles et hardies de la pensée et de la forme » et témoignant de la « jeunesse », de « l’originalité du talent » de son créateur. Ainsi naît en 1903 le « prix des Goncourt » et s’ouvre, avec son premier lauréat, John-Antoine Nau, le siècle des prix littéraires. Marcel Proust ne s’y montre pas indifférent, qui cherche, dès 1913, à y concourir pour Du côté de chez Swann. Cette première tentative est un échec ; aucune voix ne lui est accordée. Mais les démarches faites par ses amis Louis de Robert et Lucien Daudet – frère de Léon, membre du jury – auront préparé le terrain pour 1919, en particulier auprès de J.-H. Rosny aîné.
Une nouvelle campagne est lancée dès l’été 1919. Si le nom de l’écrivain n’est cité que très tardivement dans la presse comme un possible lauréat, il a l’assurance de solides soutiens, en les personnes de Lucien Daudet, J.-H. Rosny aîné, Élémir Bourges et Gustave Geffroy, président du jury. Mais l’âge de l’écrivain, et sa prétendue fortune, seront-ils des obstacles ? Saura-t-on trouver les arguments pour prendre l’avantage sur le sympathique et héroïque Roland Dorgelès et ses Croix de bois, roman naturaliste né de la guerre et donné comme favori ? À six voix contre quatre, Marcel Proust devient le 10 décembre 1919 le dix-septième lauréat du prix Goncourt. Le ralliement de Rosny le jeune, frère de l’aîné, au troisième tour de scrutin permet d’emporter la mise. C’est le premier prix Goncourt des jeunes Éditions de la NRF. Diminué par une crise d’asthme aiguë, Marcel Proust ouvre les portes de son appartement à ses amis Gaston Gallimard, Jacques Rivière et Léon Daudet, envoie quelques lettres de remerciements, mais refuse de recevoir journalistes et photographes.
Dans les jours qui suivent, il doit faire face un déferlement d’échos de presse hostiles, sots à en devenir grossiers, sur le style et la longueur de son roman, sur son âge, sa moralité et son train de vie, sur son éditeur (« Gallimardtias !!! »)… et sur le camouflet que, par sa faute, a essuyé le héros de guerre Dorgelès – lequel reçoit deux jours plus tard le prix Femina Vie-Heureuse, à défaut du Goncourt… Proust, un usurpateur ? Léon Daudet prend la plume pour célébrer « un nouveau et puissant romancier » – et, par la même occasion, défendre son Académie, soupçonnée d’avoir fait une « mauvaise farce au lecteur » en récompensant un écrivain « snob », « chenu » et « laborieux ». Mais l’opinion découvre aussi, au milieu de cette agitation bien française, un homme singulier, retenu par un fil à la vie, et occupé jusqu’à l’épuisement, dans sa « tour d’ivoire » de la rue Hamelin, au seul achèvement de son œuvre. « Pourquoi j’écris… mais pour qu’on parle de M. Dorgelès ! », s’amusera Marcel Proust, qui pourra se satisfaire toutefois des quelque 23 000 exemplaires de son roman tirés à la fin de l’année 1920. Il retournera, l’effervescence passée, à la seule occupation qui tienne : écrire son livre – seule voie vers l’immortalité. Le succès et le rayonnement posthume et international de son œuvre lui donneront raison.
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