La Pléaide

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Textes critiques

Textes critiques

Si nous désespérions de l'art dramatique de demain, nous qui le rêvons, le tentons humain, simple, profond, lyrique, nous pourrions aujourd'hui reprendre confiance. Un exemple nous vient parfait comme un chef-d’œuvre, et c'est un musicien qui nous le donne.
D'autres diront la beauté, la valeur et l'importance musicales de l'œuvre de M. Debussy, son style sobre et neuf, ses ressources subtiles, ses tonalités discrètes et changeantes, sa continue et toujours surprenante perfection, comment aux harmonistes, aux mélodistes, elle ouvre un champ nouveau et celui-là immense, après les avoir délivrés du joug opprimant de Wagner. Ce n'est pas tout ; il faut qu'on sache que Pelléas et Mélisande tel qu'il vient d'être représenté, n'est pas seulement un événement musical, mais encore, mais surtout un événement dramatique, ce qui me permet d'en parler aujourd'hui littérairement.
Que si mon point de vue me force, en présence de ce fortuné mariage de deux artistes de rare talent, à sacrifier l'un à l'autre, ce sera contre l'apparence le poète au musicien : mais ceci vaut que je l'explique.
Loin de moi la pensée, en cette circonstance, de nier le mérite de M. Maeterlinck ; je voudrais simplement lui poser des limites, montrer jusqu'où il va et où il fait défaut, au point qu'il ne fallut pas moins de l'apport extraordinaire de M. Debussy pour qu'il regagnât son prestige et prît son véritable sens.
[…]
Plus nous considérons le poème de Pelléas et Mélisande, plus nous frappe l'humanité de la conception première ; c'est en vain que les personnages multiplient les allusions à l’« invisible », en vain qu'ils hantent des tours légendaires ; ils ne sont pas des fantômes de rêve, mais des hommes de chair et de sang, de sensualité, d'instinct, d'inconscience ; si le destin pèse sur eux, c'est comme il pèse sur nous tous. La vie fait que Golaud rencontre Mélisande et la conduit vers Pelléas : ce qui devait arriver arrive et reste mystérieux comme la vie. La chose est nouvelle au théâtre : plus de conflits où se montrent les personnages, où se resserre toute l'action ; dans cette pièce dite « symboliste », d'abord, les personnages vivent ; ils vivent tel matin au bord de la fontaine, tel soir sur la terrasse qui domine la mer ; mille petites actions les peignent, et font faisceau jusqu'à l'événement. M. Maeterlinck aura choisi les traits, groupé les personnages, ordonné les scènes en tableaux successifs, avec un tact et un art admirables, et jusqu'ici je ne saurais trop le louer. Ma louange s'arrête aux mots et se récuse.
Non que les dialogues ne soient bien menés, naturels, voire nécessaires ; tout y est dit de ce qu'il fallait dire, mais point comme il le fallait dire ou rarement. Les mots sont sans couleur, sans chaleur et sans vie. Je veux bien que M. Maeterlinck se soit précisément efforcé à cela : un ton neutre et pareil, mais il pouvait y cacher quelque sourde flamme, quelque battement étouffé, il y pouvait graduer quelques douces et subtiles nuances ; sa prose constate et traduit, elle n'exprime pas, même le mystère, ou c'est par un procédé trop grossier de répétition, d'allusion, de balbutiement volontaire. On ne peut la lire tout haut, elle semble sèche, froide et courte, elle ne rend pas un son humain. Là résidait le défaut capital de l'œuvre, comme de toutes les anciennes pièces de M. Maeterlinck, j'entends au seul point de vue dramatique. L'âme vivante des héros au moment de devenir voix se figeait, en dépit de la vie des regards et des gestes. Et Pelléas n'était qu'une admirable pantomime où chaque mot eût détonné, quand M. Claude Debussy vint lui rendre une vie sonore.
[…]
M. Claude Debussy […] vient de nous prouver qu'un « musicien dramatique » n'est pas fatalement moins qu'un musicien, mais peut, doit être davantage. Seul de tous ses contemporains, il aura abordé la scène sans parti pris de romantisme, avec la double conscience de la valeur de l'œuvre primitive et de sa valeur propre à lui, l'une devant compléter l'autre, et l'effort de ce novateur nous apparaît surtout classique.
Non que le lyrisme lui manque, mais il l'entend différemment. Au rebours d'un grand nombre de dramaturges – poètes comme musiciens – il prétendit employer son lyrisme non à gonfler, enfler, comme une baudruche fragile, les sentiments de ses héros, mais bien à les creuser, les approfondir au contraire, et ce n'est ni en éclats, ni en longueurs, ni en fastidieux conflits polyphoniques que s'épanche sa jeune inspiration : en profondeur je le répète et en compréhension. L'effet ? jamais ! – la vérité. […]

On ne sait peut-être pas assez ce que fut Pelléas pour la jeunesse qui l'accueillit à sa naissance, pour ceux qui avaient de seize à vingt ans quand il parut. Un monde merveilleux, un très cher paradis où nous nous échappions de tous nos ennuis. Toute la semaine, au lycée, nous l'attendions, nous parlions de lui. Avec quel amour et quel respect ! Il était la consolation de nos emprisonnements. Et, le dimanche venu, car nous ne pouvions l'entendre qu'aux matinées, de nouveau cette musique, de nouveau ce pays sonore où s'enfoncer, les trois dimensions mystérieuses de ce royaume ravissant. C'est sans métaphore que je le dis : Pelléas était pour nous une certaine forêt et une certaine région et une terrasse au bord d'une certaine mer. Nous nous y évadions, connaissant la porte secrète, et le monde ne nous était plus rien. Comprendra-t-on longtemps encore le pouvoir de charme que l'œuvre recèle ? Je ne voudrais pas être de ceux qui bientôt l'entendront avec seulement de l'admiration.
Cependant il faut déjà raisonner notre amour ; nous ne pouvons plus nous contenter d'enthousiasme. Voici comment, me semble-t-il, pourrait se définir la nouveauté de Pelléas : la musique jusqu'à Debussy était linéaire ; elle se déroulait ; elle avait besoin de temps pour exprimer ; il fallait demander aux mesures suivantes le sens de celle que l'on écoutait. – Dans Pelléas, la musique est tout entière en chaque moment ; elle s'est subtilement tassée, toutes ses parties se sont rapprochées, sont venues doucement les unes contre les autres.
Ainsi d'abord s'explique l'extraordinaire plaisance de l'harmonie. Aucune direction extérieure aux accords ; rien qui les conduise, qui les entraîne ; ils ne poursuivent aucune solution, sinon celle qui de l'un va faire l'autre ; ils ne sont pas pris dans un mouvement ; mais ils se touchent exquisement ; ils descendent ensemble ; les lignes qui pour les unir les sépareraient, se brisent sous le grêle poids de leur délice singulier et voici qu'ils s'abîment, fragiles, jusqu'au contact. C'est pourquoi, s'ils s'enchaînent, ce n'est pas qu'ils se produisent, mais qu'ils s'évoquent ; ils s'enchantent les uns les autres avec une proche délicatesse, ils s'appellent individuellement, nommément, comme dans une âme un sentiment en suggère un autre. – De là cette sorte de faiblesse ou plutôt d'affaiblissement continuel. Cette musique à chaque instant va finir ; les harmonies sont une chute insensible et interminable ; chacune s'élève en diminution sur la précédente, c'est-à-dire en plus grande extase et plus dénouée encore par la volupté. – De là aussi cette perpétuité de la douceur : il n'y a plus que des parfums ; plus même les fleurs dont ils sont nés. L’harmonie de Pelléas se respire ; elle se répand et l'on ne cherche plus à voir devant soi ; on la suit, sans désir, à sa suavité.
Mais il y a bien autre chose que de la suavité dans Pelléas. Appliqués à la mélodie, cette simplification, ce tassement ont donné une déclamation lyrique d'une humanité admirable. – Le chant, chez Wagner, n'est jamais expressif par lui-même, mais seulement à force d'allusions ; il lui faut le renfort des thèmes dont sans cesse il est souligné. C'est qu'il n'est qu'une ligne continue et d'un tracé presque arbitraire ; ou du moins il est un certain mouvement général dont les péripéties n'ont d'autre raison que le développement de l'orchestre. – Dans Pelléas, cette ligne perpétuelle s'est démembrée. Chaque phrase s'est doucement détachée de la continuité abstraite où elle était prise ; elle s'est affaissée avec légèreté ; elle s'est résignée à soi. Elle ne vient plus à cause de ce qui la précède, mais seulement à cause d'elle-même. Par cette soumission elle se rapproche de sa source véritable, le sentiment ; elle n'est plus au-dessus de lui comme un arc qui ne le touche jamais en aucun point, mais elle naît de lui comme germe une eau à même la terre, et elle prend avec timidité sa forme. C'est pourquoi elle devient si directement poignante. Il n'y a plus que des paroles et dont la liaison ne se fait que par les mouvements de l'âme. Comme en chaque accord se condensait le parfum de toute une chaîne d'harmonies, de même en chaque phrase s'enferme l'expression de tout un passage mélodique. À chaque instant le mot le plus juste, le plus naïf, ce qu'il fallait dire et que voici maintenant irréparable. Sans cesse une délivrance naturelle ; le cœur qui trouve ; un sentiment qui cède à la tentation de la musique et se révèle simplement parce qu'il est là, parce que le personnage l'éprouve. Aussi, malgré l'absence de toute direction abstraite, jamais on n'est embarrassé pour suivre cette mélodie ; on la suit comme on aime ou comme on souffre, sans davantage s'interroger.
Il faudra bientôt que la musique, comme les autres arts, cesse de vouloir n'exprimer que l'essentiel et établisse toutes les formes dont elle a prétendu se passer. Mais Pelléas est d'un certain idéal la réalisation trop parfaite, pour avoir à craindre la réaction de l'avenir. Ne serait-il pas le vrai chef-d’œuvre du symbolisme ?

Il faut en prendre notre parti. Mallarmé garde et gardera longtemps encore la réputation d'être incompréhensible. […] Étrangeté, préciosité, incompréhensibilité, laideur, le reproche est fait aussi bien à des œuvres musicales et picturales qu'à des œuvres littéraires. […] Il est permis de supposer que si Debussy n'avait pas été soulevé, porté par l'admirable pièce qu'est en elle-même Pelléas et Mélisande, il ne connaîtrait aujourd'hui que les applaudissements d'une maigre élite et passerait auprès du gros public pour un décadent inutilement et prétentieusement quintessencié.

Il y a des musiciens, et je pense à notre Debussy, dont l'œuvre indifférente à la continuité, à la ligne et au plan, n'est ainsi faite que d'insinuations, de provocations et de sous-entendus. Plutôt que d'un chant, il s'agit d'une émanation concertée. Ils édifient une diaprure. Un ensemble tactile. Ainsi ces peintures où un certain rose, un certain jaune paradoxal, un certain blanc tout à coup détonant dans le grondement des verts, des violets et des bronzes, vient mettre le feu à tout un composant artifice de couleurs. Ici c'est par exemple l'intervention nasillarde de la clarinette, où le frôlement à peine sensible de l'ongle sur la cymbale.
Je m'arrête. C'est tout le monde des timbres qui m'inviterait à l'exploration. Le domaine de la musique russe.