Cuverville. Mercredi.
Mon cher Debussy
Votre Pelléas est admirable. Je vous l'ai déjà dit ! Mais il me faut encore vous l'écrire. Ne pas vous demander de billets ne m'a pas empêché de le réentendre, revenant à Paris pour cela ! et je l'eusse entendu plus souvent encore si je ne demeurais si loin dans la campagne. Du moins me consolè-je avec la partition.
II m'y paraît de plus en plus que vous avez non seulement ces qualités de force, de passion et de grâce, qui séduisent d'abord en vous – mais celles aussi de mesure, de composition, de décence que votre originalité si vive peut empêcher de reconnaître d'abord. Ah ! quel bien vous nous faites de nous prouver que l'art n'est pas mort ! que de notre temps et dans notre pays, quelque chose admirable peut naître... nous étions si près d'en douter. L'on a pour vous de la reconnaissance.
[…]
Vous a-t-on parlé d'une association de douze jeunes gens enthousiastes ? Ils économisent pour aller vous entendre, veulent votre succès ! font la claque ! aucun d'eux n'a manqué une seule de vos représentations… utinam ex vobis unus… Mais hélas ! c'est du fond de la campagne que je vous serre la main.
André Gide
Cher Monsieur,
Des ennuis domestiques qui tiennent misérablement tant de vie en suspens, m'ont empêché jusqu'ici de vous remercier de votre livre Nos directions. À son haut intérêt il joint celui de contenir l'opinion la mieux formulée sur Pelléas et Mélisande. Naturellement on s'est bien gardé de me la faire connaître... Si je vous en suis sincèrement reconnaissant, ce n'est pas par un sentiment détestable d'amour propre, mais par fierté d'avoir aidé à votre effort vers une beauté dégagée de muflerie aussi bien que de complication. Croyez, cher Monsieur, à mon entière sympathie
Claude Debussy
Villa Montmorency, 15 nov. 1913
Mon cher Debussy, La Nouvelle Revue française doit-elle vraiment perdre tout espoir de voir jamais votre nom à son sommaire ? La lettre que vous écrivait notre secrétaire [Jacques Rivière] est demeurée sans réponse ; veuillez m'excuser d'insister car sans doute vous ne savez pas bien quel grand plaisir vous nous feriez et en particulier à votre très attentif
André Gide
24 Novembre/13
Mon cher Gide,
La Nouvelle Revue française ; son aimable secrétaire Monsieur Jacques Rivière ; votre aimable insistance me sont trop sympathiques pour ne pas me laisser sans excuses. Vous savez que j'écris des articles de critique musicale dans la Revue SIM. Jusqu'ici ils ont suffi à occuper le temps que je puis consacrer au besoin singulier, autant qu'inutile, de donner mon avis.
Il faudrait trouver quelque chose d'assez nouveau pour justifier ce double bavardage ? Je pars dans quelques jours pour la Russie, à mon retour, vers le 20 décembre, nous pourrons reparler d'un désir qui me sera aujourd'hui l'agréable occasion de vous dire ma très vive considération.
Claude Debussy
[Le 4 ou 5 mars 1911]
Mon vieux petit Bugnibuls,
[…] Je demande perpétuellement Pelléas au Théâtrophone comme j'allais au Concert Mayol. Et tout le reste du temps il n'y a pas un mot qui ne me revienne. Les parties que j'aime le mieux sont celles de musique sans parole (mais y a-t-il un intérêt à savoir ce que j’aime dans Pelléas !!). Il est vrai que celle du souterrain méphitique et vertigineux par exemple, est si peu méphitique et vertigineuse qu’elle me paraît aller très bien sur la Fontaine de Bandusie [O fons bandusiae, ode d’Horace sur laquelle Reynaldo Hahn avait composé une mélodie]. Mais à côté de cela, par exemple quand Pelléas sort du souterrain sur un « Ah ! je respire enfin » calqué de Fidelio, il y a quelques lignes vraiment imprégnées de la fraîcheur de la mer et de l’odeur des roses que la brise lui apporte. Cela n’a rien d’« humain » naturellement mais c’est d’une poésie délicieuse, quoique étant, autant que je puis supposer par comparaison, ce que je détesterais le plus si j’aimais vraiment la musique, c’est-à-dire n’étant qu’une « notation » fugace au lieu de ces morceaux où Wagner expectore tout ce qu’il contient de près, de loin, d’aisé, de difficile sur un sujet (seule chose que j’estime en littérature). Ce passage délicieux finit par un strict équivalent musical de mon « bien gentil » (pour Reboux) que je signalerai à Buncht. De même sans continuer ces révélations pleines d'intérêt je montrerais à Buncht une phrase « On dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps » qui serait adorable dans Werther. Mais ce que je hais c'est la distinction obtenue jetant par-dessus bord tout ce qu'on a à exprimer (comme Marcel Boulenger), par où je comptais humilier Debussy sous les pieds de mon cher Buniguls de génie qui lui fait juste le contraire – si la seule pensée d'une comparaison montrant que je vois ce qu'il pense de Pelléas ne devait lui faire horreur. […]
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