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Document : Claude Lanzmann et Les Temps modernes

Document : Claude Lanzmann et Les Temps modernes

Claude Lanzmann et Les Temps modernes

Claude Lanzmann et Les Temps Modernes

Entré en 1952 au comité de rédaction des Temps modernes, revue fondée par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Claude Lanzmann en assura la direction de 1986 à sa mort en 2018. Il évoque, dans Le Lièvre de Patagonie, ses début dans la revue et quelques temps forts, dont voici des extraits.

 

À mon retour [de RDA] — malgré les difficultés, j’avais pourtant beaucoup vu, beaucoup lu et parlé aussi, à des amis que je m’étais faits à Berlin-Est également —, je rédigeai une dizaine d’articles que je soumis à la direction de France-Soir. Ils les refusèrent après beaucoup d’hésitations. Ce que j’avais écrit n’était pas assez grand public et jugé trop favorable au bloc de l’Est. J’adressai alors par la poste mon reportage au Monde, où je ne connaissais absolument personne. Je reçus une réponse quatre jours plus tard : le rédacteur en chef me faisait savoir qu’il serait très heureux de me publier car le ton de mes articles était neuf comme ce qu’on y apprenait. Ils parurent rapidement, jour après jour, avec un début en première page, sous le titre général : « L’Allemagne derrière le rideau de fer ». Si j’avais été pris, j’aurais peut-être passé des années en prison. Malgré cela, mes textes étaient, je le crois, objectifs et dépourvus de manichéisme.
J’appris, par Cau, que Sartre avait lu mes articles et qu’ils l’avaient intéressé. Je rencontrai d’ailleurs ce dernier peu de temps après, à la fin d’une éblouissante conférence sur Kafka, et je me présentai à lui. Il me dit « Ah ! C’est vous, Lanzmann » et il me suggéra de participer aux réunions des Temps modernes, qui se tenaient dans son petit bureau enfumé du quatrième étage du 42 rue Bonaparte, d’où l’on dominait l’église et la place Saint-Germain-des-Prés. On a tant parlé de ces réunions que je ne m’y appesantirai pas. Mais je ne repense jamais sans émotion à la confiance unique que Sartre faisait à de très jeunes gens, parfaitement ou presque inconnus. Il distribuait les sujets de sa belle voix de métal, tellement chaleureuse qu’elle persuadait chacun de sa capacité à les traiter, même s’ils semblaient difficiles. Sartre, c’était vraiment l’intelligence en acte et au travail, la générosité enracinée dans l’intelligence, une égalité vivante, vécue par lui en profondeur et qui, par une miraculeuse contagion, nous gagnait tous. Nous sortions de chez lui gonflés à bloc, l’esprit alerte, entreprenants, capables de batailles et de solitude. Ce qu’il écrit de lui, à la fin des Mots : « Si je range l’impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui », j’en ai compris d’emblée l’authenticité, dès ces rencontres des Temps modernes, même si ma sœur se moquait en lui disant : « Oui, mais tu te prends pour le premier des n’importe qui. » Merleau-Ponty intervenait peu, se tenait toujours en retrait, statue du Commandeur philosophique, qui regardait et écoutait, amusé, étonné, dubitatif, son camarade parler des derniers films qu’il avait vus et assigner aux  volontaires empressés la tâche d’en rendre compte en de brèves chroniques ou en notules plus brèves encore, mais souvent féroces. Cinématographique ou littéraire, la critique aux TM était tournante, les rentes de situation n’y existaient pas. Cau, Jean Pouillon, Jacques-Laurent Bost, tous deux anciens élèves de Sartre au lycée du Havre, Francis Jeanson, François Erval, au redoutable accent hongrois, précieux par sa connaissance des maisons d’édition et des livres à paraître — les revues publiaient alors en « bonnes feuilles » des chapitres entiers de grands romans —, Roger Stéphane, flamboyant libérateur de Paris, qui commérait sur tout, J.-H. Roy qui faisait en train le voyage Châtellerault-Paris pour assister aux réunions. J’en passe, j’en oublie.
Et Simone de Beauvoir. Nous y voilà. J’ai aimé aussitôt le voile de sa voix, ses yeux bleus, la pureté de son visage et plus encore celle de ses narines. Quelque chose dans ma façon de la regarder, dans mon attention lorsqu’elle prenait la parole ou interrompait Sartre en l’appelant « vous autre » devait lui signifier l’attrait qu’elle exerçait sur moi. Le premier article que je rédigeai pour la revue dans ma chambre de bonne de la rue Alexandre-Cabanel me coûta sang et eau, j’y travaillai d’arrache-pied plusieurs semaines. Je l’avais intitulé « La presse de la liberté » en jouant sur les mots, pensant à un titre du jeune Marx, « La liberté de la presse », publié dans La Gazette rhénane. Ce long texte était une réflexion sur la nature de la presse, inspirée par mon expérience dans le groupe Lazareff. Je disais en substance que la presse — on ne parlait pas de médias alors —, étant par essence publicité (non pas au sens de réclame, mais à celui de « rendre public »), ne pouvait être que publicité du vrai, que la vérité et la publicité étaient consubstantielles. Le contraire de la publicité n’était pas le mensonge, mais le silence, la censure. Pourquoi publier le faux ? Et c’est la raison pour laquelle la presse — c’est le pire des crimes qu’elle puisse commettre, un attentat contre sa propre essence — peut mentir impunément. Même s’il sait que tout y est mensonge, le sujet du tyran lit la presse du tyran. Parce que c’est écrit. Je terminais sur les possibilités vertigineuses de la propagande. Mon texte fut loué par Sartre et Simone de Beauvoir et publié aussitôt dans les TM en avril 1952, mais il était signé d’un autre nom que le mien : David Gruber, patronyme que j’avais forgé d’après le nom de jeune fille de ma mère, Grobermann. J’étais rewriter à France-Soir, je souhaitais le rester. La revue Esprit fit de cet article un compte rendu enthousiaste. Mon deuxième texte parut en juillet de la même année, il était plus bref, s’intitulait « Il fallait que ça saigne » et témoignait de ce qu’avait été la violente manifestation du 28 mai, à laquelle j’avais assisté. Je me la rappelle comme si c’était hier, je n’ai jamais oublié le nom de l’ouvrier algérien tué boulevard de Magenta par les gardes mobiles : Hocine Belaïd.

L’idée d’un numéro spécial des Temps modernes sur le conflit israélo-arabe me fut suggérée par Simha Flapan, un Israélien de Hachomer Hatzaïr, membre du kibboutz Gan Shmouel, emblématique du sionisme de gauche. Simha, homme d’une intraitable douceur, né en Pologne, arrivé en Palestine avant la Seconde Guerre mondiale, consacrait toutes ses forces à l’entente entre Israéliens et Palestiniens. La fuite des Arabes de Palestine, quand fut proclamée, en mai 1948, la création de l’État d’Israël, l’attaque des pays arabes, la guerre d’indépendance l’avaient marqué profondément, il était incroyablement conscient des raisons et des torts réciproques et, avec cette douceur obstinée qui lui était un entregent, s’employait, par des articles, par son excellence dans le sport national israélien du fund raising, à mobiliser bonnes volontés et argent pour parvenir à ses fins. Il venait d’être nommé délégué général de Hachomer Hatzaïr en France, y revitalisait la gauche juive  proisraélienne, par exemple le Cercle Bernard-Lazare, voyageait beaucoup, nouait des relations avec des journalistes arabes. Flapan était véritablement ce qu’on appelle un homme d’influence. Il me fit connaître Ali el Saman, un  correspondant de presse égyptien, qui m’enchantait par sa vitalité, son humour tranchant, sa rare intelligence politique, l’amitié expansive qu’il professait pour moi. Nous devînmes très proches. Quand le principe d’un numéro des TM fut acquis et approuvé par Sartre, Flapan organisa un voyage exploratoire en Israël afin que j’y choisisse les contributeurs de la partie juive. Si j’avais obéi aux désirs de Flapan, ceux-ci eussent appartenu à la seule gauche israélienne, mieux encore au seul Hachomer Hatzaïr et à son parti, le Mapam, il était aveugle à tout le reste. Je découvrais que Flapan et les siens ne représentaient qu’une minorité dans le pays et que toutes les tendances, même droitières, devaient avoir la possibilité de s’exprimer dans un pareil travail, sur un pareil sujet. J’ai de toute façon toujours été, s’agissant d’Israël, bien plus sensible à ce que les Israéliens ont en commun qu’à ce qui les divise, au consensus plus qu’au dissensus.
Je fis donc un deuxième voyage, découvris un Israël que je ne connaissais pas et réussis à faire admettre à Flapan le bien-fondé de ma position. C’est Ali qui prendrait en charge la partie arabe. Après des négociations longues et tatillonnes, il avait été convenu que la revue serait un pur réceptacle et non pas une tribune de discussion : les Arabes, pour la première fois, consentaient à figurer aux côtés des Israéliens dans une même publication, mais à la condition qu’ils fussent totalement maîtres du choix de leurs auteurs, des thèmes traités, et que personne ne répondît à personne. Il y aurait dans le numéro un bloc arabe et un bloc israélien, entièrement séparés, ce que Sartre, dans son avant-propos, appela « la contiguïté passive ». J’expliquai, dans ma propre introduction, que cette contiguïté nous avait pourtant coûté de la sueur et des larmes. Je n’entrerai pas dans les détails, mais un auteur algérien, Razak Abdel Kader, qui m’avait adressé, de son chef, un remarquable article, fut récusé par Ali et la partie arabe parce qu’il épousait trop le point de vue de l’« ennemi ». C’était à prendre ou à laisser, nous pliâmes et prîmes. De même, Maxime Rodinson, Juif français d’origine bundiste polonaise, communiste, antisioniste à la fois théorique et viscéral, islamologue de son métier, offrait à la partie arabe un long pamphlet de quatre-vingts pages intitulé : « Israël, fait colonial ? » Les Arabes revendiquèrent que ce texte ouvrît leur ensemble, autrement dit le numéro, puisque nous leur avions accordé de tirer les premiers.
Il fallut deux années pour conduire à son terme cette entreprise sans précédent : à l’exception de quelques articles, le numéro, intitulé sans fioritures Le Conflit israélo-arabe, était pratiquement prêt au début de l’année 1967. Il aurait mille pages et j’avais réussi à maintenir contre vents et marées un équilibre savant dans le nombre des articles de chaque partie, sinon dans celui des pages. Sauf Rodinson, les articles arabes — palestiniens, égyptiens, marocains, algériens — étaient nettement plus brefs que ceux des Israéliens.

Sartre mort, personne ne donnait cher de la santé et de la capacité de résistance du Castor. Les médecins jugèrent qu’il fallait l’hospitaliser et elle entra à Cochin, où elle fut soignée pendant des semaines et guérie. Elle regagna la rue  Schoelcher et le cours des choses reprit. Nous rédigeâmes un éditorial expliquant que Les Temps modernes continuaient. C’était la volonté du Castor, la nôtre, et une revue appartient à ses lecteurs autant qu’à ceux qui la font. J’ai déjà dit combien je fus proche d’elle pendant les dernières années de sa vie, les soirées que je passais à lui parler de Shoah et toutes les projections auxquelles elle assista. Je me souviens de ce temps qui précéda sa mort, en 1986, comme d’une période presque heureuse, elle faisait encore des projets de voyage dans le Grand Nord et se montrait triste lorsque cela lui était refusé. En 1986, les médecins ordonnèrent qu’elle soit d’urgence transportée à l’hôpital Cochin, dans un service de réanimation, où elle demeura jusqu’à la fin. [...] Une nouvelle fois, Les Temps modernes se demandèrent s’ils devaient se saborder ou persévérer dans l’être. Si nous options pour la persévérance, il nous fallait un directeur et cette charge ne pouvait échoir qu’aux plus anciens. C’était Jean Pouillon, quasi-fondateur de la revue, ou moi. J’étais de dix ans plus jeune que lui. Pouillon plaida pour moi : dix ans, disait-il, ce n’est pas rien. Nous votâmes, je fus élu, et bien que n’ayant aucune vocation à diriger une revue, à y consacrer tout le temps que cela requérait, j’acceptai. Une de mes raisons inavouées était que la réputation acquise grâce à Shoah m’aiderait à protéger la revue et à faire en sorte que son éditeur, Claude Gallimard, qui avait lancé six ans plus tôt, au moment de la mort de Sartre, la revue Le Débat voulue par Pierre Nora et soutenue par toute la puissance des Éditions Gallimard, auprès de laquelle Les Temps modernes, sans publicité ni outillage moderne, faisaient figure de publication moyenâgeuse, vouée à la disparition prochaine, nous apporte son soutien. Je ne le connaissais pas, sollicitai un rendez-vous qu’il m’accorda : il me promit qu’il maintiendrait Les Temps modernes. Je les dirige depuis vingt-deux ans, ils se sont maintenus, ils se maintiennent fort bien, et Antoine, le fils de Claude, considère aujourd’hui les TM comme une revue majeure de sa maison.

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30/07/2018

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