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Document : Autour du prix Nobel de littérature d'Albert Camus

Document : Autour du prix Nobel de littérature d'Albert Camus

60e anniversaire du prix Nobel de littérature d'Albert Camus

prix Nobel de littérature d'Albert Camus

Le prix Nobel de littérature a été décerné à Albert Camus il y a soixante ans. À cette occasion, nous vous invitons à découvrir les lettres qu’il échangea dans les jours qui suivirent avec son ami Roger Martin du Gard, qui avait lui-même reçu la prestigieuse récompense vingt ans auparavant.

Bien cher ami,
Je vous ai eu si souvent devant moi, et j’ai tant causé avec vous depuis trois semaines, qu’au moment de vous envoyer ce mot je ne trouve plus rien qui mérite d’être écrit…
Vous irez à Stockholm, n’est-ce pas ? N’y manquez pas ! Ce sont de très étranges émotions sur le moment ; et, quand le passé s’éloigne et s’efface, ce sont d’inoubliables souvenirs… Dieu sait à quel point j’étais récalcitrant et peu disposé à me plier à ce cérémonial ! Je me félicite aujourd’hui de ne pas m’être dérobé à cette exceptionnelle expérience, et de l’avoir acceptée comme j’ai fait, c’est-à-dire humblement, passivement, sans faire l’esprit fort, sans ruer dans les engrenages, en consentant à jouer le jeu en son entier et jusqu’au bout. Mais oui ! Je me permets de vous donner le conseil de faire de même ; parce que j’ai eu le temps de réfléchir à tout ça, et que, si c’était à refaire, je n’hésiterais [pas] à m’abandonner impassiblement à l’événement. Abdiquez toute volonté, toute préférence, pendant ces quelques jours. Laissez-vous prendre en charge. Laissez-vous ficeler dans votre scaphandre de lauréat, comme Laïka dans son Spoutnik… On vous fera faire un certain nombre de tours, et puis on vous rendra la liberté et le libre jugement. Vous n’en mourrez pas d’avoir fait quelques révérences, d’avoir dit quelques « Oui, Sire… Oui, Monseigneur… », d’avoir été reçu par La Marseillaise en entrant au restaurant du coin, d’avoir donné quelques signatures chez le coiffeur ou dans les autobus… Ça ne dure que quelques jours ; après lesquels l’incognito semble plus délicieux encore qu’auparavant ! Croyez-moi, c’est une occasion à saisir, ne la ratez pas !
Demandez à Gaston. (Jeanne [Gallimard] vous racontera qu’au moment où le vieux roi m’a remis le « chèque » au bas de l’estrade, dans la grande salle des fêtes, Gaston… oui !... Gaston a fondu en larmes !..)

J’avais peur que mon papier du Figaro littéraire ne vous agace par sa gaucherie. Vous n’en avez retenu que l’intention. Merci. Après l’avoir envoyé, je n’étais pas fier… Et puis, en lisant Arts et quelques autres saloperies du même ordre, j’ai été très content, ma foi, d’être sorti de mon mutisme habituel.
Dites à votre femme que j’ai souvent pensé à elle. (Je me souviens de ce que le Nobel avait été dans la vie de ma femme, – une sorte de consécration publique de la confiance et des espoirs qu’elle avait mis en moi.) Je m’associe de tout cœur à sa joie !
À votre disposition pour répondre à toutes questions d’ordre pratique. Interrogez-moi sans vergogne, si mon expérience peut vous être de quelque utilité. (J’avais été bien « tuyauté » par feu Lucien Maury, qui dirigeait la Bib. Scandinave chez Stock, qui avait professé à Upsal, qui connaissait tous les écrivains suédois.)
Votre ami,                        
Roger Martin du Gard  

Cher ami,
C’était aussi mon intention d’accepter, avec le voyage à Stockholm, toutes les obligations qui s’y rattachent. Ce n’est pas que je sois spécialement doué pour ce genre de cérémonies, mais il me semble qu’il faut jouer loyalement le jeu. Du reste, le metteur en scène et l’ancien acteur s’amuseront en moi devant un spectacle dont on me dit qu’il est impressionnant.
En tout cas vous me confirmez dans mon intention et j’en suis rassuré. Je ne veux pas vous ennuyer, mais j’aurais aimé lire votre discours de là-bas, si vous en avez une copie disponible. J’hésite et ne sais quel sujet choisir. En même temps j’aurais une idée de la longueur de l’intervention. Mais si cela vous force à des recherches, n’en faites rien – ce n’est pas assez important.
J’ai senti de l’amitié dans votre lettre et elle m’a été chaleureuse. Je me sens un peu désorienté et fatigué et je voudrais bien accueillir plus généreusement cette « faveur » du destin, dont je sens seulement le poids en ce moment. Vous m’y aidez sans le savoir par la seule pensée – et maintenant par cette lettre. Oui, on est heureux, et fier, d’être votre contemporain. Croyez à toute mon affection.
Albert Camus  

P.S. N’est-il pas d’usage pour le lauréat de laisser une somme (et de quel ordre) à une organisation suédoise d’entraide ? Ou je me trompe, peut-être, et cela serait mal vu ?      

J’avais commencé de vous écrire, Collègue, – mais je me suis aperçu à temps que je risquais de vasouiller, en m’empêtrant dans mes souvenirs. C’est un déjeuner chez Lipp qui nous aurait convenablement permis d’échanger efficacement quelques questions et réponses, sur ce que sont les savoureuses tribulations d’un lauréat dans les neiges du Nord ! Alors, j’ai pensé que si j’avais l’impudeur de vous donner à lire les « notes » de mon voyage à Stockholm, et si vous aviez la patience d’ingurgiter cette relation (au courant de la plume), faite uniquement pour conserver des souvenirs personnels, vous trouveriez par-ci par-là un détail suggestif dont vous pourriez faire votre profit. En tous cas, cette lecture vous donnerait une idée générale de ce qu’étaient, il y a juste vingt ans, ces quelques jours exceptionnels. Ça n’a pas dû changer beaucoup, dans ce pays somnolent et fidèle qui met une coquette fierté à se conformer à ses rites.
Si vous êtes fâcheusement surpris par le peu d’art (et de finesse) que vous trouverez dans ces pages intimes, ne soyez pas trop sévère, et dites-vous que je ne m’illusionne pas sur elles, et que, en les confiant à votre discrétion, je vous donne la preuve de ma confiante amitié : vous êtes de ceux, et ils sont rares, devant lesquels je n’ai pas de vergogne à me montrer le visage découvert, et à laisser visiter mes bagages… Je vous demande seulement de ne pas laisser traîner ce document à la NRF, de le tenir à l’abri des curiosités, et de me le renvoyer ici avant de quitter Paris.
Un mot de plus pour les… « donations ». J’ai laissé à Stockholm environ 200 000 frs sur les 1 100 000 balles que valait le prix en 1937. Mais j’ai su, après, par Maury, que j’avais été sensiblement plus « généreux » qu’il n’est d’usage. Que beaucoup de lauréats ne faisaient aucun don ! Et, si c’était à refaire, je réduirais de moitié ; au moins d’un tiers… Je me souviens mal des bénéficiaires. La plus grosse part a été pour la caisse de bienfaisance de la municipalité de Stockholm. Peut-être aussi la Maison des étudiants, ou quelque œuvre fondée par l’Académie suédoise ?
Un mot de plus pour les… « donations ». J’ai laissé à Stockholm environ 200 000 frs sur les 1 100 000 balles que valait le prix en 1937. Mais j’ai su, après, par Maury, que j’avais été sensiblement plus « généreux » qu’il n’est d’usage. Que beaucoup de lauréats ne faisaient aucun don ! Et, si c’était à refaire, je réduirais de moitié ; au moins d’un tiers… Je me souviens mal des bénéficiaires. La plus grosse part a été pour la caisse de bienfaisance de la municipalité de Stockholm. Peut-être aussi la Maison des étudiants, ou quelque œuvre fondée par l’Académie suédoise ?
Pratiquement : le lendemain de la « Coronation », j’avais pris un compte dans une grande banque suédoise ; j’y avais déposé le chèque Nobel, et pris un carnet de chèques, dont je me suis servi pour toucher de l’argent pendant mon séjour, pour payer mon hôtel, et faire mes « dons ». À mon retour à Paris, ma banque parisienne s’est chargée de faire venir le magot en France.

Vestimentairement – vous voyez que je fais des efforts pour penser à tout – on s’en tire avec quatre tenues, mais pas moins. Savoir : un « court-toujours » (pour le voyage et le quotidien), un « vat-en-ville » (complet foncé, classique, pour les petites réceptions) ; un « smoking », et un « frac », pour les soirées et cérémonies officielles. Le « frac » gilet-blanc est de rigueur pour la Coronation. Le « smoking » est bien suffisant pour le dîner à l’ambassade, ou autres cérémonies semi-officielles.
Je me souviens d’avoir beaucoup souffert du froid à cause d’un manteau insuffisamment épais. (Il est vrai que nous avons eu plusieurs jours à - 35° !) Là-bas, ces boyards nordiques sont tous en pelisses et bonnets fourrés ! Me souviens aussi que j’ai dû acheter une paire de caoutchoucs à Stockholm, pour protéger les souliers vernis ; c’était d’un usage courant, là-bas…
Je n’avais pas eu à choisir d’hôtel. D’office, l’ambassade m’avait retenu des chambres au Grand Hôtel. (Aux frais du lauréat, d’ailleurs.) C’était l’usage.
Vous conseille d’entrer… courtoisement… en rapport avec l’ambassade française de Stockholm pour annoncer votre venue.
Le roi, que j’ai connu Prince héritier, est un type simple, plein de bon sens, et charmant. C’était très naturel chez lui, et il doit être resté le même. Il s’occupait de préhistoire, et avait beaucoup voyagé par le monde. S’appliquait à simplifier à l’extrême tout protocole.
[Me souviens qu’il est venu à la première du Taciturne, au Blanche-Teatern, et que nous avons eu, dans les coulisses, un long entretien, extrêmement libre, sur les mœurs sexuelles en Suède, en Europe centrale, aux U.S.A.]
Comme académiciens, j’ai connu quelques sinistres crabes, qui doivent avoir quitté la scène… J’ai eu d’agréables rapports avec le critique Österling, et un romancier très sympathique, Siwertz, dont plusieurs romans sont traduits.
Je n’ai pas à Nice le texte de mon « discours » officiel. Vous n’y perdez pas grand-chose !... L’usage est de faire court, pour éviter que les Nobel de chimie ou de physique ondulatoire n’accablent les convives du banquet officiel de considérations peu accessibles… Mais, un type comme vous, qui a cette occasion de s’adresser à un public international, se doit, à mon avis, de faire une déclaration importante, substantielle, significative, et qui fasse date. Ne vous y trompez pas, c’est bien ça qu’on attend de vous, non seulement là-bas, mais en France et dans le monde ! Songez que votre discours sera traduit et publié, le lendemain, dans tous les journaux scandinaves ; et cité ensuite très copieusement dans les hebdomadaires littéraires de nombreux pays. Il n’est pas indispensable de faire un discours long. On dit bien des choses en quelques minutes… Mais il serait souhaitable, croyez-moi (et vous vous en féliciterez, ensuite), que ce discours ait un accent grave, confidentiel, très personnel, – sous une forme très accessible à tous, très claire, qui porte, et dont on se souvienne. Répondant aux questions qu’on se pose, certainement, depuis un mois, dans bien des coins du monde : « Quel homme est ce Camus, et qu’est-ce qu’il pense des problèmes du monde présent ? » Le tour de force, ce serait de sortir « le fond du sac », sans subtilités, en quelques formules frappantes et générales ; – et que ça tienne en quatre ou cinq pages… Hardi, Collègue ! C’est une acrobatie que vous êtes plus capable que tout autre de réussir ! On vous aboiera aux chausses, sans aucun doute ; – mais ce qui sera dit, restera.
On vous demandera peut-être aussi une conférence, en comité restreint, à l’Académie (séance mondaine, genre « aux Annales »…) Vous devez avoir, dans vos tiroirs, d’anciennes notes de causeries qui feraient admirablement l’affaire, sur votre conception du théâtre, ou du roman, ou sur Lorca, ou sur le Requiem ? Très peu d’importance ; et pas obligatoire.
Vous conseille de préparer un petit assortiment, de tons variés, pour répondre aux toasts. Les Suédois ont la manie de se lever, à toute occasion, un verre en main, et de tourner un bref compliment à l’hôte du jour. Moi qui n’ai aucun à-propos, et que ce genre de « speech » épouvante, je m’en suis tiré, plutôt mal que bien, mais enfin de façon suffisante, en bafouillant, avec force sourires, quelques phrases préparées à tout hasard. Il est prudent d’avoir cette monnaie en poche, pour n’être pas pris de court. D’autant que ce sont de simples formalités rituelles, et que l’auditoire se contente de fort peu de chose !
Mais je m’arrête enfin. À votre disposition, si vous souhaitez d’autres précisions !
Votre ami,
R. Martin du Gard

N’oubliez pas que, à table, vous ne devez jamais boire, au début du repas, avant que le maître de céans ne vous ait gratifié d’un large sourire, en soulevant son verre à votre intention. C’est ridicule, mais très important !

Très cher ami,
Comment vous remercier de ces précieux conseils et surtout de la confiance que vous me faites en me communiquant ces pages de votre journal ! Je les ai lues, avec un amusement constant qui se changeait en effroi dès que je m’imaginais à votre place. J’essaierai de vous imiter, de mon mieux. Aux Enfers du Nord, vous serez mon Virgile – et je ne suis pas Dante. Je voudrais faire là-bas tout ce que la courtoisie commande, et pourtant ne pas mentir. Vous l’avez fait, je le vois. Mais vous êtes meilleur que moi.
Ce que vous me dites du discours Nobel m’aidera, et me terrorise aussi. Je crois que je vais essayer de dire ce qu’est pour moi le rôle de l’écrivain. J’ai commencé, puis déchiré – recommencé, et je sens que je vais tout reprendre. Ah ! j’ai hâte de revenir à mon travail, et au silence ! J’ai maintenant le programme complet de Stockholm. Pour un homme qui a toujours fui les lieux officiels, quelle indigestion ! Michel et Claude G[allimard] m’accompagnent et feront les soigneurs. Nous reprenons le train le 15 après six rounds dont je n’espère pas sortir vainqueur !
Je vous renvoie par le même courrier votre « journal », gardé tout ce temps-là dans mon studio, et dont tout le monde ignore l’existence. J’y joins les remerciements les plus affectueux. Il me sera bon et secourable de penser à vous, là-bas.
Votre fidèle ami,
Albert Camus  

Je dîne demain – séance d’entraînement – à l’ambassade de Suède. Imaginez La Peste en sucre candi, sur fond de nougatine ! J’ai éclaté de rire en lisant votre histoire.

« Nous autres, écrivains du XXe siècle, ne serons plus jamais seuls. Nous devons savoir au contraire que nous ne pouvons nous évader de la misère commune, et que notre seule justification, s’il en est une, est de parler, dans la mesure de nos moyens, pour ceux que ne peuvent le faire. [...] Le seul artiste engagé est celui qui, sans rien refuser du combat, refuse du moins de rejoindre les armées régulières, je veux dire le franc-tireur. »
Albert Camus, conférence d'Uppsala, 14 décembre 1957.

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16/10/2017

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