« Le jihadisme ne se réduit pas aux attentats. Il ne se limite en rien à un décompte macabre auquel il est trop souvent circonscrit. Il produit des effets politiques durables qui affectent profondément et négativement la cohésion des démocraties européennes […] Les attaques représentent un symptôme tardif de la présence d’individus qui adhèrent à cette idéologie et à ses méthodes violentes. Elles sont un moyen parmi d’autres — et non une fin — au service de sympathisants pour terroriser leurs ennemis. Elles interviennent donc en bout de course, comme la matérialisation ultime de l’existence du jihadisme au cœur de sociétés européennes. »
La présence dans le titre du mot « colère » est évidente, mais pourquoi « l’oubli » ?
Comme je le montre, ces termes se répondent. Au cours des trente dernières années, les démocraties européennes ont eu tendance à réagir face au jihadisme par la colère pendant les attentats puis par l’oubli dès que la menace sécuritaire décroît. Ce ne sont pas des réponses pérennes, susceptibles de régler la question du jihadisme. Elles sont, au contraire, susceptibles de le prolonger et de se renouveler dans un cycle problématique. J’ai voulu, avec ce titre, interpeller le lecteur et le citoyen, souligner qu’il était nécessaire de penser le phénomène jihadiste.
Pour le public, jihadisme égale attentats. Selon vous, c’est passer à côté de l’essentiel…
L’équation serait plutôt « jihadisme égale terrorisme ». C’est en effet une erreur d’appréciation, car le terrorisme n’est pour les jihadistes qu’un moyen et non une fin, même si les attentats leur sont utiles pour terroriser les sociétés. L’essentiel réside dans la structuration de l’activisme jihadiste. Je montre qu’au cours des trente dernières années on peut distinguer trois phases de structuration, années 1990, années 2000 et années 2010, qui se sont produites aux moments où l’on s’intéressait le moins au jihadisme, justement parce qu’il n’y avait plus d’attentats. C’est sur ces périodes, que je dénis comme de « marée basse », que je concentre l’analyse, notamment pour expliquer comment on est passé de quelques dizaines de jihadistes européens dans les années 1990 à près de 6 000 qui ont rejoint Daesh. Pour comprendre cette multiplication de l’ordre du centuple, il faut s’intéresser à ce qui se passe en dehors des attentats.
Comment avez-vous réussi à mener à bien cette histoire du jihadisme sur trente ans ?
C’est, de façon très surprenante, une histoire qui n’avait jamais été écrite. Ces recherches reposent déjà sur la lecture attentive des travaux produits sur le sujet sur les trente dernières années. Le livre repose ensuite sur un travail d’archives – il m’a fallu des mois pour compiler les documents disponibles à l’université de Princeton. Il s’appuie enfin sur d’abondants entretiens auprès d’acteurs et de témoins de tous horizons : jihadistes français, danois, britanniques ayant rejoint Daesh ou les conflits des années 1990, responsables politiques et sécuritaires, travailleurs sociaux… Mais le livre ne se limite pas à une histoire du jihadisme : c’est aussi une lecture des dynamiques en présence. Il est délicat d’expliquer ce qui se joue à l’heure de l’après-Daesh, si on n’a pas compris ce qui s’est joué avec Daesh. Pour cela, il faut remonter aux racines, à la chute du mur de Berlin, à l’arrivée des premiers activistes en Europe, notamment à Londres et à Bruxelles après la guerre d’Afghanistan.
Justement, l’Afghanistan est de nouveau à la une…
Le fonctionnement des organisations jihadistes est sinusoïdal, avec des « marées hautes », les périodes où les jihadistes sont organisés, très visibles, menacent et conduisent des attentats, et des « marées basses ». Sur les trente dernières années, trois marées basses se sont produites au début de chaque décennie et trois marées hautes, à chaque fois plus hautes, au milieu : 1995-1996, 2004-2006, 2015-2017. Il est étonnant de remarquer que ces trois cycles commencent en Afghanistan et se terminent également en Afghanistan, avec le retrait américain de 2021 et la mort du chef d’Al-Qaïda Al-Zawahiri en 2022. Aujourd’hui se pose la question : où en est-on ? À l’aube d’une nouvelle marée haute ? Il faut alors s’interroger sur son amplitude. Ou toujours en marée basse ? C’est le moment d’agir sur le long terme. De la même façon que le jihadisme n’est pas tombé du ciel, il ne va pas non plus s’évaporer. Il convient donc de réfléchir, au-delà de la question sécuritaire, aux réponses à apporter sur le plan politique et sociétal. J’essaie, à ma mesure, d’apporter des éléments inédits pour préciser le diagnostic global.
Hugo Micheron est professeur à Sciences-Po Paris, et chercheur affilié à l’université de Princeton.