« Quand ta mémoire commença à s’effacer, te précipitant dans la démence puis le trépas, je ressentis l’urgence de retrouver le texte de ce rôle que tu jouas à la scène comme dans la vie. Je découvris ainsi, pour tenter de l’exorciser, la malédiction originelle dont notre lignée était frappée ‒ exhumant d’une masse d’archives inintelligibles rédigées dans ton tchèque maternel les stations de notre Passion slave, jusqu’à sa résurrection française. »
Dans ce roman familial qui englobe trois générations, le narrateur, son père et son grand-père, lequel est l’« enfant de Bohême » ?
J’ai commencé ce livre lorsque mon père, atteint de la maladie d’Alzheimer, ne se souvenait plus que d’épisodes très anciens de sa vie, dont j’ignorais tout. J’ai voulu l’y retrouver, partager et exhumer cette mémoire qu’il perdait, et suis parti ainsi à la recherche de son propre père, homme de lettres né en Bohême dans une maison forestière en 1876. J’ai découvert sa venue à Paris à la Belle Époque, en 1908, pour traduire Apollinaire… avant qu’il n’y fût l’un des précurseurs de l’indépendance tchécoslovaque dès 1915. Mais il demeura à Montparnasse, et fit de la Bohème avec un accent grave sa patrie d’adoption. J’ai mis en scène, comme une pièce de théâtre dont mon père Milan, qui fut acteur, aurait été le protagoniste, ce siècle terrible où ont basculé notre destin et, en miroir, celui de l’Europe… tragédie charnelle vécue à travers la Grande Dépression, l’exil à Londres pour fuir le nazisme puis le rideau de fer tombé sur notre pays d’origine… L’enfant de Bohême c’est donc nous trois, et bien sûr c’est l’attribut de l’amour… à la manière slave, celle de notre sanglier tutélaire.
S’agit-il d’une forme de « lettre au père », mais sans la dimension acerbe de la lettre de Kafka ?
Je m’adresse à mon père à la deuxième personne, en effet, et Kafka était aussi enfant de Bohême ! Mais je suis passé par la recréation de mon aïeul pour tenter de comprendre mon père et l’aimer in extremis, sans acrimonie, en élucidant sa vie paradoxale de comédien… jusqu’à sa trahison par Vaclav Havel, dont il fut traducteur – ingratitude dont il ne s’est jamais remis !
Les femmes jouent un rôle essentiel dans les vies de votre père et votre grand-père…
Tous deux furent d’immenses séducteurs, marqués l’un et l’autre par un drame semblable – la mort prématurée de la mère de leurs enfants. La correspondance amoureuse entre mon aïeul Rodolphe et Milada, la jeune femme qu’il épousera après avoir engendré mon père, au printemps 1927, constitue le cœur du livre, dans le tourbillon des Années folles, au miroir de la passion complexe d’Horace et Lydie ou de Musset et George Sand !
Il est frappant de découvrir à quel point la culture française pouvait fasciner un jeune Tchèque…
On a oublié la fantastique créativité de la France qui en fit le centre de l’univers entre 1870 et 1914 – et le grand souffle de Paris aidait aussi les Tchèques à prendre leur envol pour s’émanciper de Vienne… Rodolphe en avait une gourmandise érudite, bombardant son enfant depuis l’âge le plus tendre de cartes postales des sites remarquables de l’Hexagone, commentées au verso pour son édification… À la BN figure une lettre témoignant sa sympathie à Apollinaire incarcéré à la Santé à l’automne 1911 : j’en ai emprunté le style étranger, épris de chaque mot français dont il use, pour écrire ce livre comme s’il l’avait rédigé lui-même…
C’est aussi une histoire de la Tchécoslovaquie…
Enfant de Bohême paraît quand la présidence tchèque de l’Union européenne succède à celle de la France – la dernière des coïncidences et correspondances dont ce récit est tissé ! Plus grand monde à Prague ni à Paris ne se souvient de l’amour fou entre ces deux villes sœurs, depuis l’exposition Rodin en 1902 qui fut le grand événement culturel tchèque, en passant par le surréalisme partagé, dont l’exposition Toyen au musée d’Art moderne cet été 2022 est le trop discret témoignage rétrospectif !
Vous êtes parvenu à reconstituer ces vies avec un luxe de détails, ce qui implique de longues recherches…
Je ne connais pas le tchèque : soudain je me suis trouvé en possession d’une masse d’archives familiales en cette langue, immense manuscrit indéchiffrable… Deux jeunes érudits bilingues ont commencé à les traduire, puis ont trouvé dans les bibliothèques praguoises des centaines de lettres. Ce matériau inédit, recueilli puis travaillé durant une décennie, a été enrichi de voyages et d’un dialogue précieux avec les nombreux amis tchèques et slavisants… et avec moi-même !
Gilles Kepel a donné à certains de ses livres, notamment Passion arabe (2013) et Passion française (2014), un ton personnel. Avec Enfant de Bohême, il nous offre un récit biographique très singulier.
Entretien réalisé avec Gilles Kepel à l’occasion de la parution d'Enfant de Bohême.
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