— Ta ligne d’amour ressemble à une coupure faite avec un couteau.
— C’est une cicatrice.
— Tu veux tromper une gitane ? Il est bien marqué ici un amour sans rien autour.
— C’est tout de même une cicatrice.
[…]
— Je n’ai jamais vu de signe aussi net sur une main.
— Il a dû se creuser au fil des ans.
— On naît avec. Et puis tu as une spirale, la marque d’un secret.
— Bois ton café. Je sors voir comment est la neige. Je remplis le sac pour cuire le riz. Ici on doit faire fondre l’eau. Entre-temps tu peux jeter un coup d’œil à ce jeu. Il s’appelle Mikado, un de ceux que je fais tout seul.
— Comment fait-on ?
En quoi le jeu en apparence simple, voire infantile, du Mikado, vous intéresse-t-il au point d’en faire l’élément central de l’intrigue ?
C’était un jeu de l’été que je ne maîtrisais pas à cause de mon imprécision. J’ai donc imaginé un garçon que son habileté manuelle et son métier d’horloger rendaient au contraire très adroit. J’aime imaginer de meilleures variantes de moi-même. En grandissant, le protagoniste applique certaines règles du jeu à sa vie. Par exemple, celle de se retirer de l’ensemble des autres personnes sans qu’on s’aperçoive de son absence. Il a vocation à passer inaperçu, à n’être personne pour les autres.
Cet horloger, comme un maître du temps…
Maître du temps, c’est trop dire. La montre est un instrument qui mesure les intervalles, secondes, minutes, heures. Elle marque les battements qui ne sont pas ceux du cœur, des impulsions, des douleurs, des bonheurs. La montre est un mécanisme de service et non le contrôleur du temps. L’horloger est un mécanicien et non un chef d’orchestre.
Le jeu serait-il, au fond, ce qu’il y a de plus sérieux dans la vie ? À moins que la vie ne soit rien d’autre qu’une forme de jeu ?
Le jeu est indispensable aux enfants et aux personnes âgées. Il développe l’habileté, la mémoire, la précision. En tant que Napolitain, j’ai appris à jouer aux cartes avant de savoir lire et écrire. Le jeu des bâtonnets permet au vieil homme de conserver ses compétences. Il joue tout seul, non pas contre quelqu’un mais pour lui-même, c’est un amateur d’énigmes qui trouve la solution dans le chaos apparent des bâtonnets éparpillés. Le jeu est une activité exigeante et sérieuse. La vie parfois ne l’est pas.
Quand le narrateur exprime qu’il faut « agir petit à petit sans attirer l’attention », cite Épicure « Vivez caché », s’agit-il d’un éloge de la discrétion ? Au sens de « modestie » ou de « secret » ?
Vivre caché est une pratique du secret, de l’isolement, de la clandestinité. Épicure n’invite pas à profiter avec insouciance mais à approfondir la valeur de sa propre unicité. C’est un entraînement ascétique au sens original du mot grec áskesis, exercice, discipline, application.
Entre les « trucages » et le « double fond d’arrière-pensées », peut-on espérer y voir clair dans les êtres – même si on sait lire dans les lignes de la main ?
L’humanité n’a cessé d’explorer l’avenir en utilisant tout le matériel possible, du marc de café aux tarots et aux constellations. La paume de la main est faite pour renfermer des secrets parce qu’elle est repliée, à l’abri des regards. Quand elle s’ouvre, elle laisse découvrir ses lignes, un ancien alphabet déchiffrable. Pour moi, l’idée de prédire des événements reste illusoire, mais le geste d’une main ouverte et de celui qui la lit est l’un des plus intimes que l’on puisse échanger. Je suis fasciné par l’échange, même si je n’en ai pas fait l’expérience et que je ne la ferai pas. Je crois en revanche à la possibilité de se connaître en profondeur au premier regard, régi du coup par le pur instinct. Au deuxième regard déjà, interviennent l’histoire personnelle, les goûts, les réticences, les malentendus. On peut se connaître soudainement en un instant et plus jamais ensuite.
Traduit de l’italien par Danièle Valin.
Erri De Luca, né à Naples en 1950, est écrivain, poète et traducteur. Il est l’auteur d’une œuvre abondante, publiée en France par les Éditions Gallimard, dont les romans Montedidio (2002, prix Femina étranger) et plus récemment Impossible (2020, prix André Malraux).