Parution le 24 Octobre 2024
1344 pages, Prix de lancement 69.00 € jusqu'au 31 12 2024
Sous le titre « Cauchemars en réserve », emprunté à une lettre de Céline à son ami Joseph Garcin (septembre 1930), La Lettre de la Pléiade n° 70 proposait, alors que le travail sur les manuscrits retrouvés de Céline battait son plein, un panorama provisoire de ces découvertes. Une année s’est écoulée, au cours de laquelle les travaux d’établissement, de présentation et d’annotation des textes retrouvés ont été conduits à leur terme, comme l’a été la révision, à la lumière de ces textes, de la présentation des romans déjà connus. Les nouveaux « Céline » de la Pléiade sont sortis des presses. Le titre sous lequel on rassemble les remarques qu’ils nous inspirent est cette fois tiré d’une lettre de Céline à son traducteur John Marks, lettre écrite en septembre 1934, pour ainsi dire dans le feu de l’action.
Sur les pages de titre des deux nouveaux volumes de Romans de Céline qui arrivent en librairie, les tomaisons ont cédé la place à des dates. Le premier de ces volumes couvre la période 1932-1934 : de la publication de Voyage au bout de la nuit à la date présumée d’achèvement du manuscrit de Londres. Le second court de 1936 à 1947 : de la sortie de Mort à crédit au moment où Céline tourne la page Guignol’s band pour se consacrer à Féerie pour une autre fois. Ces deux volumes remplacent, avec des sommaires augmentés et reconstruits, les anciens tomes I (1981) et III (1988) de l’édition procurée par Henri Godard entre 1974 et 1993. Établis par le même Henri Godard, avec Pascal Fouché et Régis Tettamanzi, ils sont présentés ici page 18.
Leurs apports sont multiples. Ils donnent à lire, avec un appareil critique réalisé pour l’occasion, des ouvrages ou (pour Casse-pipe) des scènes qui ne figuraient pas dans le corpus des romans de Céline, et au sujet desquels se pose d’ailleurs la question de savoir jusqu’à quel point ils modifient les contours de son œuvre romanesque. Ils affinent (clarifient ou compliquent, c’est affaire de point de vue) la perception que l’on a de la trajectoire du romancier, qui est moins rectiligne que ne l’a donné à penser la séquence Voyage – Mort à crédit (autrement dit, l’ancien tome I des Romans) pendant les décennies où dormait au fond d’une cave tout ce que Céline avait écrit entre ces deux livres. Et en créant de nouveaux ensembles, en proposant des sommaires reconfigurés, ils favorisent de nouvelles lectures, s’il est vrai, et la chose est ici tenue pour vraie, que la forme des volumes joue un rôle dans la réception des œuvres.
Exemple le plus marquant de la reconfiguration provoquée par la publication des manuscrits retrouvés : autrefois réparti entre les tomes I et III de l’édition, le cycle de Ferdinand, qui forme un triptyque — Mort à crédit, Casse-pipe, Guignol’s band1 —, se trouve désormais tout entier publié dans le même volume, comme le souhaitait Céline lorsque dans l’été 1933 il s’est ouvert de son projet à son éditeur Robert Denoël : « Ça aura 800 pages au moins. Je veux cela en un seul volume. » Henri Godard le souligne dans sa préface, « les trois romans désormais rassemblés au sommaire de ce volume [Romans 1936-1947] constituent dans l’œuvre un ensemble à part, où se manifestent tous les pouvoirs de Céline écrivain. »
Quant à l’autre volume, Romans 1932-1934, il rassemble tous les textes romanesques (la prudence voudrait que l’on ajoute : connus à ce jour ; mettons que ce soit implicite dans les pages qui suivent) — il rassemble, donc, tous les textes romanesques antérieurs à la révolution stylistique qui s’opère, entre 1934 et 1936, au cours de la mise au point de Mort à crédit : à savoir, Voyage, roman déjà très abouti et qui demeure aux yeux de nombreux lecteurs « le » chef-d’œuvre de Céline, même si Céline lui-même ne le considère pas comme un aboutissement ; une légende médio-nordico-armoricaine qui semble aux antipodes de ce roman (qu’on l’examine sous l’angle du genre ou sous celui du style) et qui est conservée dans deux documents complémentaires mais eux-mêmes antipodiques sur le plan stylistique2 ; et deux romans dont l’un, Guerre, incomplet de son début, semble être un premier jet ou proche d’un premier jet — le premier « premier jet » de Céline à être parvenu jusqu’à nous, événement en soi considérable —, tandis que l’autre, Londres, complet, est inégalement révisé selon ses parties. Il s’est donc passé beaucoup de choses à la table du docteur Destouches entre la publication du roman de 1932 et celle du roman de 1936. Et c’est à vrai dire par euphémisme qu’on parlait, plus haut, d’une trajectoire peu « rectiligne ». « Franchement sinueuse » aurait été plus proche de la vérité.
Il n’est pas question de mentionner ici, à marche forcée, tous les faits et toutes les hypothèses présentés dans les appareils critiques des nouveaux volumes. Il faut toutefois citer, parmi les apports les plus inattendus, celui du manuscrit retrouvé de Mort à crédit. Contrairement à ceux de Krogold, de Guerre et de Londres, il ne révèle pas des œuvres inédites. Contrairement aux scènes retrouvées de Casse-pipe, il ne complète pas un texte inachevé. Il s’agit « simplement » d’un manuscrit de travail du roman de 1936, manuscrit incomplet et composite, et donnant à voir, parce qu’il est composite précisément, différentes étapes de la rédaction des séquences qu’il contient, depuis des versions primitives jusqu’à des états corrigés.
Dans la mesure où les strates les plus anciennes de ce document semblent à peu près contemporaines des manuscrits de Guerre et de Londres, elles aident à comprendre comment Céline est passé du triptyque projeté en 1933-1934, Enfance, Guerre, Londres, au Mort à crédit de 1936, mis au point au prix d’un travail considérable — l’écrivain parle de « T. F. », c’est-à-dire de travaux forcés, dans une lettre d’août 1935 à Henri Mahé —, au prix, aussi, de la mise au placard des manuscrits de Guerre et de Londres, lesquels n’ont pas bénéficié du même travail. Mais aux yeux de Céline, le résultat est là : « C’est immense cette fois. Vous serez content. Le Voyage n’est qu’un aperçu. » Même si la lettre de mars 1935 dans laquelle on lit cela est adressée à un juré Goncourt, Lucien Descaves, et pourrait n’être pas dépourvue d’une dimension publicitaire, elle traduit le fond de la pensée de Céline. Il tient Mort à crédit pour son chef-d’œuvre — il promettait déjà, à la fin de juillet 1934, « du pur jus première bourre » à Denoël —, et il est difficile de le contredire sur ce point.
La « révolution stylistique » opérée avec ce roman nous était connue, mais on se bornait à en constater les effets. Dans les séquences du manuscrit transcrites pour la Pléiade par Pascal Fouché, elle est en cours, on la touche du doigt ; Céline est au travail, le livre s’écrit sous les yeux du lecteur. C’est selon toute vraisemblance parce que le travail sur Mort à crédit a fait de lui un autre écrivain que Céline a mis de côté, au lieu de les réviser de la même manière, les manuscrits de Guerre et de Londres. Non qu’il ait abandonné l’idée d’écrire les deux volets du cycle de Ferdinand consacrés, respectivement, à l’expérience de la guerre, essentielle pour lui — « Mon délire part de là » (à J. Garcin, 13 mai 1933) —, et à son séjour à Londres, qui est une sorte de parenthèse enchantée dans sa vie. Mais Casse-pipe et Guignol’s band, qui traitent ces sujets, sont des livres nouveaux, non des révisions des romans abandonnés.
Si Céline ne rechigne pas à accumuler les versions successives d’un même ouvrage tant qu’il n’en est pas satisfait, certains événements, un changement de ton, la mise au point d’une nouvelle manière d’écrire, ou simplement le passage du temps font qu’il lui arrive de renoncer. L’abandon de Guerre et de Londres le confirme. Car d’une certaine manière, nous le savions déjà. Quand Georges Pitoëff manifesta le désir de monter L’Église et s’inquiéta de savoir si Céline réviserait cette pièce composée en 1926, il reçut, en mai 1934, la réponse suivante : « J’ai essayé de reprendre L’Église. Hélas ! je n’ai plus le ton du tout. Je renonce. »
Il n’est pas exceptionnel que les lettres de Céline contiennent, comme celle-ci, des informations qui passent aujourd’hui, à la lumière des écrits retrouvés, pour des indices. Ainsi, la tentation est forte de rapprocher de Krogold (ou plutôt, à cette date, de La Légende du roi René) ce que Céline écrit à Léon Daudet, le 30 décembre 1932, alors qu’il travaille probablement à sa légende : « Je ne me réjouis que dans le grotesque aux confins de la mort. » Un lecteur sensible à l’hypersexualisation, à la violence et au pacifisme radical de Guerre ne peut relire sans y songer la lettre que Céline envoie le 14 février 1934 à son amie Cillie Ambor : « Je fabrique lentement un second livre. Mais sans espoir de le voir publier jamais. Car d’ici là sûrement une censure sans faiblesse aura définitivement interdit mon genre d’exercice — et peut-être moi-même. » (On se souvient que des passages « pornographiques » de Mort à crédit seront retranchés avant que le roman soit publié en 1936.) De même, après avoir pris connaissance du manuscrit de travail de Mort à crédit, on ne lit pas tout à fait du même œil la lettre de Céline à Karen Marie Jensen en date du 7 février 1935 : « Mon autre [roman] me donne bien du mal. Je voudrais qu’il soit plus substantiel, moins déclamatoire, plus musical. J’essaye. Je crois que je suis bien parti, mais il faut que je travaille de tous les côtés. »
Faut-il préciser qu’en dehors de ce qu’ils nous apprennent, et qui est considérable, sur la première moitié de l’œuvre de Céline, les écrits retrouvés valent aussi, valent surtout peut-être, pour eux-mêmes. Découvrir les mots « mort à crédit » (absents du texte définitif) parfaitement lisibles dans un feuillet manuscrit truffé de biffures et de passages indéchiffrables (« T’es prêt dis tu l’es pas ? Mort à crédit. [Il faut payer avant d’entrer corrigé en C’est pas gratuit de crever] »), c’est pénétrer dans l’atelier de l’artiste. Retrouver, en lisant Guerre pour la première fois, un épisode, des personnages, une situation que l’on croyait propres à Casse-pipe (roman postérieur d’environ trois ans), c’est entrevoir le mystère de la création, sans d’ailleurs qu’il se dissipe tout à fait. Percevoir en avançant dans la lecture de Krogold que, même si le cadre de cette légende tranche radicalement avec celui des romans déjà connus, Céline y aborde aussi bien qu’ailleurs son sujet de prédilection — le rapport de l’homme à la mort et à la souffrance —, c’est comme soulever un coin du voile qui recouvre ce qui, pour paraphraser Pierre Michon, « relance sans fin la littérature » et « fait écrire les hommes ».
Il ne faisait pas de doute que les manuscrits retrouvés avaient leur place dans la Pléiade. Il n’était pas moins nécessaire de tenir compte de leur statut particulier de textes posthumes, non entièrement révisés, parfois incomplets. Céline a toujours voulu contrôler la publication de ses romans. « De grâce », écrivait-il à Denoël en août 1932, « surtout n’ajoutez pas une syllabe au texte sans me prévenir ! » Et à sa secrétaire Marie Canavaggia, le 12 avril 1936 : « La moindre virgule me passionne. » Il n’était pas question de mêler indistinctement le texte patiemment mis au point des romans publiés sous son regard et les premiers jets ou les versions de travail des écrits retrouvés. La solution adoptée pour qu’il n’existe aucune ambiguïté à cet égard est évoquée page 18. Ici, il s’agit seulement de faire partager aux lecteurs un peu de la surprise et de l’émotion éprouvées à la découverte de ces milliers de feuillets : un cas unique, à ce jour, dans l’histoire littéraire.
1. On appelle généralement « cycle de Ferdinand » les trois romans dans lesquels le narrateur est uniquement désigné par ce prénom. Voyage au bout de la nuit était le roman de Bardamu. Féerie pour une fois et les romans suivants seront narrés par « Céline ». On s’en doute, il ne s’agit pas seulement d’une affaire de noms ou de prénoms. C’est la question du rapport existant entre l’auteur et le narrateur qui est en jeu, et donc la part d’autobiographie, ou d’autofiction avant la lettre, décelable dans chacun de ces ouvrages.
2. Précisons tout de même que, contrairement à tout le reste du premier volume, le second état de la légende de Krogold, intitulé La Volonté du roi Krogold, n’est pas antérieur à la mise au point de Mort à crédit ; il nous est parvenu dans un manuscrit datable de 1939-1940, ce qui explique en partie que son style n’ait à peu près rien à voir avec celui du premier état, La Légende du roi René, qui est de peu postérieur à la publication de Voyage. Toutefois, c’est bien entre 1932 et 1936, entre Voyage et Mort à crédit, que Céline
éprouve la nécessité de (et peut-être commence à) modifier, stylistiquement, sa légende ; différents éléments le donnent à penser, comme par exemple une lettre à Eugène Dabit datée de mars 1935 : « Il a fallu aussi remonter tout le ton sur le plan du délire. »