Parution le 7 Novembre 2024
Prix de lancement 144.00 € jusqu'au 31 12 2024
Dans le numéro 26 de la Lettre, on s’interrogeait sur le sens de l’intitulé Œuvres complètes, pour en arriver à la conclusion qu’il s’agit d’un titre de convention, qui recouvre des réalités différentes selon les cas, lesquels sont tous, plus ou moins, particuliers (et heureusement). Mais, dans ce domaine comme dans d’autres, le « cas Rimbaud » atteint les sommets.
Lorsque nous avons diffusé notre programme éditorial pour le premier semestre de 2009, des lecteurs nous ont demandé ce qui rendait nécessaire une nouvelle édition des œuvres de Rimbaud. La précédente, établie par Antoine Adam il y a trente-sept ans, n’était-elle pas complète ? Question délicate.
Oui, elle était complète (ou incomplète seulement du « Rêve de Bismarck », petit texte en prose découvert en 2007). Avouons, cependant, qu’on ne sait pas bien ce que signifie « complet » pour Rimbaud. Il est malaisé de dire où commence et où finit son œuvre. Et il suffit de mettre en regard les usages éditoriaux et les particularités matérielles de cette œuvre pour prendre conscience de la difficulté qu’il y a à éditer celle-ci à la lumière de ceux-là.
La Lettre a souvent décrit les principes d’établissement des éditions ; on ne rappellera ici que les principaux, brièvement. Lorsqu’un ouvrage existe en plusieurs versions, on en choisit une, souvent la dernière que l’auteur ait revue ou publiée, parfois la première, ou encore une version intermédiaire jugée préférable, et l’on s’explique dans la Note sur le texte. Quant aux versions non retenues, imprimées ou manuscrites, elles peuvent faire l’objet d’une publication (souvent partielle) en appendice. Les œuvres posthumes exigent des précautions particulières, mais les principes habituels peuvent en général leur être appliqués : on choisit un état, manuscrit ou dactylographié, et l’on s’y tient. (Scandaleuse simplification, certes, mais allons de l’avant.) Les œuvres se succèdent dans l’ordre chronologique de leur publication ou de leur composition. Parfois, les ouvrages appartenant à un même genre littéraire sont regroupés dans des sections, à l’intérieur desquelles règne la chronologie. Si les livres ou les recueils composés par l’auteur voisinent avec des textes non recueillis, ces derniers sont fréquemment réunis sous un titre « factice » (pensons par exemple aux sections « Articles, préfaces, conférences » figurant dans nos Camus), qui est clairement distingué des titres choisis par l’auteur, les seuls authentiques.
Ces principes sont-ils applicables à Rimbaud ? Eh bien, qu’on en juge. Il a publié lui-même un seul livre : Une saison en enfer, et de rares poèmes (et aussi « Le Rêve de Bismarck »). De nombreux autres textes ont paru de son vivant sans qu’il y soit pour rien, et sans qu’il exerce aucun contrôle sur ces publications. Elles ne font donc pas autorité.
Les œuvres non publiées par Rimbaud lui-même nous sont conservées sous différentes formes : des manuscrits autographes, et/ou des copies manuscrites (dues à Verlaine, sauf exception), et/ou des publications en revue puis en volume. Pour bon nombre de textes, plusieurs versions, parfois plusieurs versions autographes, nous sont parvenues. Pour d’autres, et non des moindres, nous ne connaissons qu’une publication non autorisée ou une copie. Ainsi, le seul manuscrit connu du Bateau ivre est de la main de Verlaine. Ajoutons que, si beaucoup de documents sont datés ou datables, ce n’est pas le cas de tous.
Mais il y a plus. Certains manuscrits autographes sont des lettres — de véritables lettres, et non pas un dispositif littéraire à forme épistolaire — dans lesquelles Rimbaud a inséré un ou plusieurs poèmes. La question de l’inclusion (ou non) de la Correspondance dans les Œuvres complètes est toujours délicate (voir la Lettre n° 26), mais on conviendra que le cas d’une Correspondance contenant une partie de l’œuvre est singulier. D’autant que deux des textes les plus célèbres de Rimbaud sont, précisément, des lettres : celles que l’on dit « du voyant » (mai 1871)… Mais nuançons (et compliquons) tout de suite : les lettres de Rimbaud les plus nombreuses sont celles qu’il écrivit entre 1878 et 1891 — c’est-à-dire à une période où, selon ses propres termes, il « ne [s]’occupe plus de ça », « ça » désignant la littérature.
Alors Que faire ? comme disait l’autre. Quelles limites assigner à l’œuvre ? Faut-il l’organiser ? Comment ? Quel sort réserver aux lettres, au cahier de brouillon de l’écolier Rimbaud, aux différents documents autographes d’après 1875 ? Ces questions seraient vaines, si l’on ne savait que la forme d’un livre joue un rôle dans la réception d’une œuvre, et que ce rôle est particulièrement important quand l’œuvre n’a pas de forme préétablie, autorisée, immuable. Or le moins qu’on puisse dire est que l’œuvre de Rimbaud est modulable.
Sous le même titre Œuvres complètes, certains éditeurs publient toutes les versions conservées de chaque poème, d’autres en donnent plusieurs (mais non pas toutes), d’autres encore en choisissent une (selon des critères variables) et renvoient celles qu’ils n’ont pas retenues au relevé de variantes ou au néant. Le mot complétude a-t-il le même sens pour tout le monde ? apparemment pas. De plus, toutes les éditions proposent des tables des matières différentes. Beaucoup ont tendance à regrouper ce que Rimbaud a laissé épars. Ainsi, on intitule Vers nouveaux et chansons ou Derniers vers les poèmes en vers de 1872, alors que ceux de 1869, 1870 et 1871 sont simplement dits Poésies ou Poèmes. Il arrive aussi que l’on entérine des regroupements dus à Rimbaud (ou à Verlaine), mais dont rien n’indique qu’ils étaient destinés à former de véritables recueils ; on parle ainsi, avec plus ou moins de prudence, de Cahier(s) de Douai, de Recueil Demeny, ou d’un Dossier Verlaine.
Dans le classement des œuvres, le principe chronologique est quelquefois croisé avec un critère fondé sur le genre, qui peut être aussi un jugement de (moindre) valeur porté sur des textes qu’on ne tient pas pour du « vrai » Rimbaud. Ainsi Antoine Adam indiquait-il que les Poésies, Une saison en enfer et Illuminations constituaient l’« œuvre poétique proprement dite », et que « l’usage s’[était] établi, de façon toute normale, d’y joindre les textes de vers ou de prose assez nombreux » qui datent des années de collège de Rimbaud et de « ses débuts dans la carrière des lettres ». Il proposait sur cette base des Œuvres diverses en effet très diverses : les textes en prose précédant Une saison en enfer, les brouillons de la Saison, puis (retour en arrière) les vers et la prose de collège, enfin « quelques pièces de vers qui, de toute évidence, devaient rester étrangères à l’œuvre poétique dont [Rimbaud] attendait la gloire » : trois sonnets érotiques, les contributions à l’Album zutique, et des fragments significativement appelés « Piécettes » ou « Bribes ». (Dans le même ordre d’idées, un autre éditeur, Louis Forestier, a proposé, cum grano salis, une section « Tessons et casseaux »). Quelles limites donner à l’œuvre ? demandions-nous. Question-piège, on le voit.
Des éditeurs ont proposé d’autres regroupements, fondés non plus sur le genre ou sur une hiérarchie des œuvres, mais sur les différentes périodes de la vie de Rimbaud : les titres de leurs sections pourraient être ceux des chapitres d’une biographie. Au demeurant, que montrent ces recueils factices ou ces sections-périodes, sinon l’embarras de l’éditeur devant une œuvre hors norme ? La nature a horreur du vide, l’éditeur craint le fouillis. Le problème, bien entendu, est de savoir si, en « classant » les textes en fonction de leur appartenance plus ou moins claire à l’œuvre « proprement dite », ou en instaurant, par la constitution de sections fondées sur des critères variables, des continuités et des ruptures qui semblent quelquefois artificielles, on n’invite pas le lecteur à lire une lecture de Rimbaud (par X, Y ou Z) plutôt que Rimbaud lui-même. Est-ce inévitable ? Peut-être, mais peut-être pas.
La place réservée à la Correspondance varie selon les éditions. Son appartenance à l’œuvre fait question, et il en va de même pour les documents qui ne sont pas des lettres, mais des textes (ce mot, faute de mieux) postérieurs au départ de Rimbaud pour l’Afrique. Là encore, « le cas Rimbaud » ne ressemble pas aux autres. Qu’il ait renoncé à la littérature change profondément la donne. Son silence fascine. Les traces qu’il a laissées captivent, et parfois hypnotisent. Sans être générale, une croyance existe selon laquelle après la « cessation » de l’œuvre il y aurait encore de l’œuvre chez Rimbaud.
Que les lettres de la vie « littéraire », celles du « voyant » et les autres, soient liées à l’œuvre, nul n’en disconvient. De plus, on l’a dit, Rimbaud a inséré certains de ses poèmes dans des lettres. Il reste à savoir s’il vaut mieux lire lesdits poèmes en regard des autres versions éventuelles du même texte, ou dans leur contexte épistolaire. Les avis divergent. Et l’œuvre n’est pas si volumineuse que l’on ne puisse s’offrir le luxe de publier cestextes aux deux endroits.
Mais que dire de la correspondance et des documents africains ? Il y est question de commerce, d’argent, de fusils, de café, de chameaux, de politique, de corruption, des luttes entre Johannès IV et Ménélik II, du mal de vivre, de la solitude, de la douleur, du désespoir peut-être. Au reste, ce n’est pas le sujet qui fait l’œuvre. Pour certains éditeurs, comme Louis Forestier, ces lettres de Rimbaud « sont bien une partie de son œuvre, différente ». Quant aux documents (ce que nous appelions ci-dessus des textes) datant de cette époque, le même Louis Forestier les sépare de la Correspondance et leur accorde un statut d’œuvres… de seconde classe : il les publie sous le titre Œuvres diverses qui désigne donc chez lui de tout autres textes que ceux qu’Antoine Adam intitulait ainsi.
Il n’y a pas lieu d’exposer ici les choix qu’a faits André Guyaux pour la nouvelle édition de la Pléiade : ils sont évoqués d’autre part dans cette Lettre. Le seul but de cette tentative de description d’un cas éditorial exceptionnel est de faire partager aux lecteurs quelques-unes des questions qui agitent les coulisses de la Pléiade. Il est à craindre que la notion de complétude en sorte, disons... relativisée. Ce qu’il faudrait, bien sûr, c’est répondre à la question que posait Michel Foucault en 1969 : « Qu’estce qu’une œuvre ? » Sa propre réponse était encore une question : « Une œuvre, n’est-ce pas ce qu’a écrit celui qui est un auteur ? » « On voit les difficultés surgir », ajoutait-il. En effet. Car son article, long de 30 pages, s’intitule : « Qu’est-ce qu’un auteur ? »