Le volume d’Œuvres de Buffon présenté dans cette Lettre comporte quelque cent vingt illustrations tirées de l’édition originale de l’Histoire naturelle. Pourquoi les a-t-on reproduites ? Comment les a-t-on choisies parmi toutes celles qui figurent dans les trente-six volumes de l’originale ? Selon quels critères décide-t-on d’illustrer les ouvrages de la collection ?
C’est bien simple. Dans la Pléiade, l’image n’est jamais ajoutée au texte. Quelles que soient ses qualités esthétiques, elle n’est pas un ornement ou, plus exactement, sa valeur ornementale n’est pas un critère. Le critère, le voici : lorsqu’on prépare une édition, on choisit pour chaque oeuvre, selon des principes déjà évoqués ici, un texte de référence, qui est souvent (mais pas toujours) celui de l’édition originale ou celui de la dernière édition revue par l’auteur. Si l’édition choisie comporte des illustrations, celles-ci (et aucune autre) peuvent être insérées à leur place dans le texte de la Pléiade ; si elle n’en comporte pas, on n’en ajoute pas.
De plus, on ne retient pas systématiquement les illustrations de l’édition dont on suit le texte. On les élimine généralement si elles ne sont que de circonstance, si elles n’ont pas été réalisées spécialement pour l’édition considérée, ou si, dépourvues de lien organique avec l’oeuvre, elles ne servent qu’à conférer du prix à un livre de luxe. Si, en revanche, elles ont été voulues, conçues, voire réalisées par l’auteur, si elles sont consubstantielles au texte, si elles l’ont toujours accompagné, au point d’en faire partie, elles seront reproduites.
Il s’agit en somme de redonner à l’illustration toute son importance. Dans la Notice de Justine ou les Malheurs de la vertu, au tome II des Œuvres de Sade, Michel Delon montre que les écrivains du XVIIIe siècle accordent une attention de plus en plus soutenue aux gravures, qu’ils estiment faire partie intégrante de leurs livres. Sade ne manque jamais de donner aux imprimeurs des instructions relatives aux images à insérer dans ses oeuvres. En tête de Justine, il place un frontispice allégorique qu’il prend la peine de commenter dans une « Explication de l’estampe ». Et les éditions de La Nouvelle Justine et de Juliette paraissent ornées « de cent sujets gravés avec soin ». Comme le note M. Delon, « l’illustration du roman est à la hauteur de l’ambition à la fois libertine et littéraire de Sade, libertine car le libertinage suppose le luxe, littéraire car la gravure complète un style qui veut faire tableau ». Les « cent sujets » ont donc été reproduits dans la Pléiade.
Raisonnement analogue pour les Fables de La Fontaine. Dès leur édition originale, elles comportent des illustrations, dues à François Chauveau pour les premiers livres, puis à des continuateurs animés du même esprit que lui. Ces gravures ont été vues par La Fontaine et ont été sans doute approuvées par lui ; il n’est pas exclu qu’il ait influé sur leur conception (à vrai dire, on n’en sait rien), mais il est surtout possible qu’elles aient influé, si peu que ce soit, sur sa façon d’envisager le genre de la fable. Bien sûr, plus tard, elles ont été remplacées par des illustrations dues à des artistes plus célèbres, Oudry (XVIIIe siècle), Granville, Doré (XIXe), Rabier, Chagall, Lurçat (XXe) et bien d’autres. Mais, pour les raisons qu’on a dites, ce sont celles de Chauveau et de ses disciples qui ont été privilégiées. La situation est différente pour les Contes du même La Fontaine. Ils ont paru d’abord sans illustrations et furent diffusés ainsi pendant plus de vingt ans avant d’être mis en images, surtout au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe, par Lancret, Cochin, Eisen (édition des Fermiers Généraux, 1762), Fragonard, Moreau le Jeune, Devéria, etc. Mais les éditions du XVIIe servant de référence à Jean-Pierre Collinet (auteur de l’édition actuellement disponible des Fables et des Contes) ne sont pas illustrées : les Contes sont donc publiés dans la Pléiade sans aucune image.
Juge-t-on cela regrettable ? des arrangements sont envisageables. C’est ainsi que l’édition de La Fontaine propose, à la suite de l’introduction, une longue note intitulée « La Fontaine et ses illustrateurs » ; elle retrace l’histoire des images associées à travers les âges aux Fables et aux Contes et est elle-même illustrée de soixante et onze oeuvres empruntées aux artistes cités ci-dessus.
De même, au tome I des Romanciers libertins du XVIIIe siècle, est publiée une « Notice sur les gravures libertines » enrichie de plus de quarante documents ; elle complète et met en perspective l’illustration qui, parce qu’elle figure dans les éditions choisies comme référence par l’équipe de Patrick Wald-Lasowski, a été reproduite au sein même des romans.
En outre, les deux tomes de Romanciers libertins du XVIIIe siècle, les Contes et romans de Diderot et plusieurs autres volumes proposent des « appendices iconographiques » qui, placés à la suite des textes, rassemblent certaines des illustrations appartenant à des éditions non retenues par les éditeurs de la Pléiade. On le voit, il ne s’agit donc pas tant d’exclure que de présenter les choses avec un minimum de cohérence : dans le texte, à leur place, les gravures qui furent diffusées dans les éditions choisies ; hors du texte, en appendice ou dans des notices, d’autres illustrations, sélectionnées en fonction de leur intérêt, et de ce qu’elles nous apprennent sur la manière dont on lisait les oeuvres à différentes époques. C’est ce principe qu’ont suivi Jean-François Louette et son équipe pour l’édition des Romans et récits de Georges Bataille. Bataille fut illustré par des artistes célèbres — Masson, Bellmer, Klossowski, Fautrier —, dont les dessins n’en sont pas moins placés en appendice lorsqu’ils ne figurent pas dans les éditions servant de référence. Mais il se trouve que le volume fait une large place aux différentes versions d’un roman, et publie parfois deux de ces versions dans leur intégralité. Ainsi, pour Histoire de l’oeil, dont on a retenu l’édition de 1947 illustrée par Hans Bellmer, on donne aussi, et intégralement, en appendice, l’édition de 1928, illustrée par Masson. En pareil cas, l’illustration reste dans son contexte, autrement dit dans le texte, même lorsque celui-ci paraît en appendice. La comparaison des deux éditions devient dès lors particulièrement révélatrice. Elle montre à quel point deux illustrateurs distincts colorent différemment le texte et en infléchissent la lecture ; elle justifi e, nous semble-t-il, le refus de la Pléiade d’insérer dans une oeuvre littéraire des images qui ne correspondent pas exactement au texte édité et n’entretiennent pas avec lui un lien substantiel. Substantiel, ce lien ne l’est jamais plus que lorsque l’écrivain est aussi un artiste. C’est ainsi qu’il n’a même pas été envisagé de publier les Œuvres complètes d’Henri Michaux sans les peintures et les dessins que l’auteur avait inclus dans ses écrits. Le problème était seulement de respecter le jeu de la couleur et du noir et blanc, et de concevoir, au format de la Pléiade, une maquette qui soit respectueuse des intentions de l’auteur. Ce n’est pas toujours aisé, mais les Écrits sur l’art de Malraux ont montré en 2004 jusqu’où peut aller le respect du lien qu’entretiennent le texte et l’image, et les images entre elles.
Le « Buffon » qui paraît en mars n’offrait pas de telles difficultés. Comme les Fables de La Fontaine, l’Histoire naturelle a inspiré en tout temps de nombreux artistes, dont Benjamin Rabier, à qui rien de ce qui est animal n’est étranger. Mais ce sont naturellement les vignettes et les planches de l’édition originale, conçues en même temps que le texte, dans le même esprit et sous l’oeil de l’auteur, qui ont été reproduites. Chaque « article » retenu est donc suivi de son illustration, voire de plusieurs (vingt-sept pour l’article sur le chien !). Ce sont les animaux « complets », vivants et considérés dans leur milieu, qui ont été privilégiés, parce que les (splendides) gravures qui les représentent correspondent précisément au texte écrit par Buffon. Les planches anatomiques, elles, illustrent les développements que l’intendant du Jardin du roi avait délégués à son collaborateur Daubenton ; une « Pléiade Daubenton » n’étant pas à l’ordre du jour, il n’y avait aucune raison de retenir les images liées à ses écrits.