L'éditeur de textes est un homme (parfois, une femme) à cheval sur les principes qu'il a exposés dans la section de l'appareil critique intitulée « Note sur le texte ». Mais — on l'a vu dans la précédente Lettre, avec la soudaine métamorphose des rastaquouères en moustiques — les grands textes n'hésitent pas à désarçonner leurs éditeurs. D'où l'intérêt d'avoir une bonne assiette.
Pour commencer, il faut savoir choisir. On retient couramment le dernier état du texte revu par son auteur, c'est-à-dire, souvent, la dernière édition parue de son vivant et supposée représenter, par conséquent, sa volonté ultime. Un Henri Michaux, par exemple (ou un Ronsard), modifiait ses œuvres lors de chaque nouvelle édition ; des sections, des textes ou des fragments nouveaux apparaissaient, d'autres étaient retranchés, déplacés ou modifiés. Si l'on veut être respectueux de sa volonté, il n'y a pas à hésiter : il convient de reproduire la dernière édition établie par lui.
Tous les écrivains ne sont pas aussi minutieux. Nombreux sont ceux qui, estimant qu'une œuvre publiée ne leur appartient plus, laissent réimprimer leurs livres sans changement — c'est-à-dire, pour parler clair, sans surveillance. Or les textes se corrompent, les caractères de plomb qui servaient autrefois à la composition des livres se cassent, les films utilisés jusqu'à une date récente s'usent, se coupent, se perdent, et rien ne garantit que les « réparations » opérées au fil du temps par des imprimeurs soucieux de bien faire soient conformes à la volonté de l'auteur. En pareil cas, le choix de la dernière édition « anthume » n'est pas des plus avisés, et l'éditeur choisira plutôt l'édition originale.
Ce qui peut se révéler épineux. Au programme de la Pléiade figurait récemment un volume consacré aux Romanciers libertins du XVIIIe siècle. Un très beau cas, comme disent les médecins. Les œuvres recueillies dans ce volume ont généralement paru, pour des raisons évidentes (le lieutenant de police veillait), sans nom d'auteur et sans privilège royal. À peine rencontraient-elles le succès qu'elles étaient contrefaites : des éditions concurrentes étaient publiées, qui modifiaient plus ou moins l'illustration et le texte. Dès lors, la dernière édition parue avant la mort de l'auteur n'offre aucune garantie d'authenticité, et les éditeurs de ce volume ont, sagement, choisi de reproduire le texte et l'illustration de la première édition connue. Encore faut-il identifier la véritable première édition, car les contrefacteurs n'hésitaient pas à tricher sur les dates.
Ainsi de La Tourière des carmélites, roman de Meusnier de Querlon, lequel, bien sûr, ne signe pas son œuvre. L'édition originale est un petit volume in-12, imprimé en 1745, bien que la page de titre porte le millésime... 17000. Elle s'ouvre sur une « Lettre de M. T... à M. D... », laquelle signale que l'auteur de l'ouvrage n'est pas décidé à le montrer, moins encore à le publier, et que ce qu'on va lire n'est qu'un « extrait » copié avec sa permission. Puis l'histoire est contée par son héroïne, sœur Agnès : « Ma naissance annonçait ce que je ferais un jour, et ce que je suis ; je veux dire, mon goût pour le plaisir, et ma vocation pour la retraite. » Mais, bientôt, cette narration à la première personne est interrompue par des « notes de régie », censées être de la main du copiste : « Agnès ( c'est le nom de la tourière) est mise en nourrice. Soins paternels du père Arlot. Première éducation d'Agnès, etc. » Puis le texte reprend : « La nature, dit-elle, m'avait formée de la figure la plus trompeuse... » En somme, tout est fait pour accréditer la thèse de l'« extrait » honnêtement établi : dans ces notes de régie, le soi-disant copiste résume tout ce qu'il ne reproduit pas. On se trouve là, apparemment, face à un procédé rhétorique bien connu, le topos du « manuscrit trouvé ».
Tout serait donc pour le mieux, s'il n'avait paru en 1830 une édition de La Tourière présentée dès la page de titre comme établie « pour la première fois au grand complet sur le manuscrit autographe de l'auteur ».
Cette édition est beaucoup plus longue que celle de 1745 ; les notes de régie ont disparu (à une exception développés et intégrés au récit. Sommes-nous là en présence du texte intégral ? Inutile de préciser que le « manuscrit autographe de l'auteur », qui constituerait une preuve décisive, a disparu...
On en est donc réduit aux hypothèses. Meusnier de Querlon (mort en 1780) a-t-il bâti de toutes pièces, en 1745, une fiction sur laquelle l'auteur de 1830 a surenchéri en prétendant détenir un manuscrit qui n'a jamais existé ? Ou bien le texte de 1745 a-t-il été censuré (les notes de régie venant prendre la place des épisodes coupés), et réellement révélé dans son intégralité quatre-vingt-cinq ans plus tard ? On voit tout l'enjeu de cette question : si l'œuvre intégrale est celle que procure l'édition de 1830, une collection qui entend publier des textes « au grand complet » devrait peut-être reproduire cette édition, toute posthume qu'elle est. Mais les éléments nous manquent qui permettraient de trancher.
La Note sur le texte de La Tourière des carmélites expose le principe finalement suivi : « Si l'on veut être assuré de disposer d'un texte écrit au XVIIIe siècle et diffusé du vivant de son auteur, il faut retenir l'édition de 1745 [y compris les notes de régie], tout en étant conscient qu'elle a peut-être été censurée... » Quant aux principaux développements de l'édition de 1830, ils sont été placés en appendice, afin que chacun se fasse une opinion — en attendant que l'hypothétique manuscrit fasse surface. À l'heure où nous mettons sous presse, il se fait toujours attendre.