De l'édition de Sodome et Gomorrhe II de Marcel Proust dans la Pléiade.
On le sait, Mme Verdurin déteste que ses fidèles lui fassent faux bond. Aussi tâche-t-elle de retenir auprès d'elle le narrateur d'À la recherche du temps perdu, qui songe à aller goûter ailleurs : « Je ne sais pas du reste ce qui peut vous attirer à Rivebelle, c'est infesté de moustiques. » Tel est le texte de l'édition originale de Sodome et Gomorrhe II, publiée aux Éditions de la Nouvelle Revue française en mai 1922. Et tel est le texte de la Pléiade, puisque, comme l'indique l'appareil critique, nous reproduisons l'édition originale. Tout cela est simple et logique.
Les choses se compliquent pourtant si l'on consulte — comme il se doit lorsqu'on prépare une édition critique — les documents antérieurs à l'originale. On dispose notamment d'un dactylogramme (autrement dit, un « tapuscrit »), dont un exemplaire est demeuré vierge tandis qu'un autre a été corrigé de la main de Proust. Si l'on ouvre l'exemplaire non corrigé, on a la légère surprise de lire la phrase suivante : « Je ne sais pas du reste ce qui peut vous attirer à Rivebelle, c'est infesté de . » La dactylographe a ménagé un espace blanc. C'est seulement sur l'exemplaire revu par Proust qu'on peut lire, écrit de sa main dans cet espace, le mot moustiques. A priori, le mystère n'est pas bien grand : comme souvent, la dactylo n'a pas réussi à déchiffrer l'écriture de Proust et, prudente, a laissé à l'auteur le soin de compléter sa phrase.
Veut-on néanmoins vérifier ? Il faut pour cela rechercher le passage correspondant dans le manuscrit, entièrement autographe, qui a servi à établir le dactylogramme. Bien évidemment, le spécialiste chargé d'établir le texte de Sodome et Gomorrhe s'est livré à cette vérification. Le manuscrit en question est le « Cahier V », un cahier à dos et coins rouges aujourd'hui conservé à la Bibliothèque nationale. Le passage qui nous intéresse s'y trouve en effet : « Je ne sais pas du reste ce qui peut vous attirer à Rivebelle » — mais la suite de la phrase, qu'un œil exercé déchiffre sans hésitation, a de quoi surprendre : « c'est infesté de rastaquouères. »
Comment les rastaquouères ont-ils été métamorphosés en moustiques ? La question demande que l'on dise un mot des habitudes de travail de Marcel Proust. Quand le manuscrit d'une partie de la Recherche était « prêt », les cahiers étaient envoyés à la frappe par l'auteur ou par son éditeur. En l'occurrence, la dactylographie de Sodome et Gomorrhe fut achevée avant janvier 1921, et Proust la jugea de mauvaise qualité ; de fait, elle comporte des erreurs ou omissions qui sont à l'origine de nombreuses divergences entre le manuscrit et l'édition originale qui sortira des presses l'année suivante. Car Proust ne se reportait que rarement à son manuscrit lorsqu'il corrigeait les dactylogrammes de ses ouvrages. — Cela dit, rêvons un peu.
C'est la nuit ; Proust est au lit, emmitouflé dans ses lainages — sans doute respire-t-il mal ; ses manuscrits sont posés sur la cheminée de sa chambre. Il relit les feuillets dactylographiés, biffe, ajoute, récrit. Soudain, un blanc. Que faire ? Se lever, traverser une chambre glaciale pour aller fouiller dans la pile des manuscrits ? Marcel n'est pas tenté par une telle expédition, et puis le temps presse, il faut avancer. Il lit probablement la phrase une dernière fois, comble d'un léger moustiques (la scène se passe en été) le blanc laissé par la dactylo (à la décharge de cette dernière, précisons qu'elle n'a guère eu l'occasion de trouver d'autres exemples du mot rastaquouères sous la plume de Proust) et continue son travail de lecture et de réécriture. Il recevra plus tard les épreuves de son livre, mais jamais plus ne corrigera cette phrase.
L'infortuné éditeur de la Pléiade se trouve donc face à deux versions de ladite phrase. Toutes deux sont authentiques, toutes deux autographes, et toutes deux offrent un sens possible : qu'un endroit soit infesté de rastaquouères est pour Mme Verdurin (qui craint les « ennuyeux ») une raison suffisante de ne point s'y rendre ; qu'il soit infesté de moustiques n'a rien de surprenant dans le contexte. Cette dernière leçon peut sembler — critère subjectif — plus faible, plus fade, moins « dans le ton » ; mais c'est — critère objectif — celle de l'édition originale, édition que la Pléiade reproduit, puisqu'il s'agit de la seule dont Proust ait « surveillé », mal ou bien, la fabrication. Il faut trancher : alors qu'en d'autres circonstances on s'est autorisé à corriger des leçons douteuses, nous avons, ici, maintenu le texte de l'originale. Pour quelles raisons, c'est ce sur quoi il va nous falloir revenir.