Aujourd’hui, la «Bibliothèque de la Pléiade» compte plus de soixante auteurs du XXe siècle. Onze d’entre eux ont eu le privilège d’y voir publiée de leur vivant une partie ou la totalité de leur œuvre. Pour autant, même si notre rapport aux «classiques» s’est modifié avec le temps, la question de la légitimité de la publication d’un auteur contemporain en «Pléiade» ne laisse jamais d’être posée lorsque l’occasion s’en présente.
Un sain débat, qui engage à chaque fois notre responsabilité d’éditeur et qui, en dernière analyse, confirme l’attention que l’on continue à porter aux choix de la collection. Toutes ces discussions ont un précédent : celui de la publication du Journal de Gide en 1939, premier titre de la collection paru du vivant de son auteur. On sait quel retentissement eut la publication de l’ouvrage auprès des personnalités qui y étaient consignées (ou qui, pour leur plus grand malheur, n’y figuraient pas !) ; la correspondance de Gide avec le peintre et critique Jacques-Émile Blanche en donne une bonne illustration. Jamais un volume de la « Pléiade » n’avait provoqué autant de remue-ménage parmi les lettrés. Mais il y eut aussi quelques grincements de dents parmi les amateurs plus anonymes de la collection… Gide un classique, Gide déjà consacré ? L’éditeur ne s’égarait-il pas ? Et la collection n’allait-elle pas perdre de sa belle unité… Retrouvée récemment dans les papiers de la collection, la correspondance que nous livrons ci-dessous, échangée entre un lecteur et l’éditeur, relève de ce débat. L’échange a lieu en mars 1939, alors que la publication de l’oeuvre de Gide vient d’être annoncée. Nous donnons ici la transcription du courrier du lecteur, d’un commentaire de Gaston Gallimard adressé à Jacques Schiffrin sur ladite lettre et d’un projet de réponse manuscrite signée du directeur de la collection. C’est un ensemble de documents aussi inédit que rare : les rapports directs entre un éditeur et son lectorat étaient alors peu fréquents, et les traces qui en subsistent ne sont pas légion. Bien sûr, il n’y aura plus personne pour s’offusquer de la reprise en deux volumes du Journal de Gide en 1996 et 1997 dans la « Pléiade » ; mais le dialogue reste édifiant, mutatis mutandis.
Persevare Diabolicum
Dans le numéro 14 de La Lettre de la Pléiade, nous évoquions un article (Le Figaro, 6 janvier 2003) dans lequel M. Maurice Druon indiquait — à tort — que la Pléiade avait modifié volontairement un vers de La Légende des siècles de Hugo afin d’éliminer le mot «Maure » et d’éviter ainsi des « représailles intégristes »…
Le croira-t-on ? M. Druon a récidivé. Le 21 avril, il a publié dans Le Figaro un article intitulé « En ce siècle oublieux ». Il y indique à ses lecteurs que Le Cid de Corneille a été « réécrit » par la Pléiade. D’après l’auteur de Tistou les Pouces Verts, un « vers de la tirade de l’Infante, “Du sang des Africains arroser ses lauriers” est devenu “Au milieu de l’Afrique arborer ses lauriers” ». Quant au « texte original », il serait « mentionné dans les notes ». Pourquoi cette manipulation ? « par crainte d’un attentat », bien sûr. Et M. Druon de se demander s’il n’y a pas, chez Gallimard, « un préposé chargé d’expurger le texte de nos chefs-d’oeuvre de toute allusion aux peuples du Sud méditerranéen »…
En ce siècle oublieux, un petit rappel historique paraît s’imposer. Le tome I des OEuvres complètes de Corneille présentées par Georges Couton a été publié dans la Pléiade en 1980. Comme l’indique la «Note sur la présente édition » (p. XCIV), ce volume reproduit, pour toutes les premières pièces jusqu’au Cid inclus, le texte des éditions originales.
On trouvera aux pages XCI-XCIV les raisons, purement littéraires, de ce choix.
Le vers qu’incrimine — à tort — M. Druon, « Au milieu de l’Afrique arborer ses lauriers », est conforme au texte de l’édition originale du Cid (1637). Quant au vers « mentionné dans les notes », «Du sang des Africains arroser ses lauriers », il ne constitue pas, contrairement à ce qu’affirme M. Druon, le « texte original », mais, comme l’indique la variante a de la page 731, celui des éditions publiées entre 1660 et 1682. Le cas de ce vers n’a d’ailleurs rien de particulier : il existe de nombreuses autres différences entre l’originale du Cid et les éditions ultérieures ; toutes ces différences sont signalées dans l’appareil critique.
Dans son édition des 5 et 6 juillet dernier, Le Figaro a publié (page 23) un «Droit de réponse des Éditions Gallimard » qui met les choses au point et se conclut ainsi : « Contrairement à ce qu’affirme M. Druon, les Éditions Gallimard n’ont porté aucune atteinte aux oeuvres de Corneille et d’Hugo ».
Ajoutons-y un regret : pourquoi n’y a-t-il pas, auprès de M. Druon, un préposé chargé d’expurger ses articles des informations erronées qu’il leur arrive de contenir ?