Parution le 31 Octobre 2024
229.00 €
En prolongement de notre lexique de La Pléiade, publié dans les septième et huitième livraisons de la Lettre, voici la reproduction d'un article que le grand graphiste français Maximilien Vox — le créateur du loup traversé par une plume d'oie de la collection « Le Masque », qui fut notamment directeur artistique des Éditions Grasset durant l'entre-deux-guerres et responsable des célèbres Divertissements typographiques — consacra en 1931 à l'une des premières expositions présentées par la Galerie de la Pléiade de Jacques Schiffrin.
Décrivant d'abord le lieu lui-même, le typographe donne de l'exposition une interprétation qui n'est pas sans évoquer les textes qu'André Malraux consacrera dans les années suivantes à la reproduction des oeuvres d'art et à leur accès au plus grand nombre. Cette chronique parut dans Arts et métiers graphiques, prestigieuse revue bimestrielle fondée par Charles Peignot en 1927 et dont les soixante-huit livraisons données entre 1927 et 1939 constituent, pour cette époque fertile, la bible des amateurs des arts et industries graphiques. À noter également que dans le numéro 36 de la même revue était annoncée en double page la première exposition photographique de la Galerie en avril 1933 (voir notre illustration).
« La mouvante clarté que tamisent les grands arbres du Luxembourg tombé droit dans la Galerie de la Pléiade (73, boulevard Saint-Michel), y pénètre, y circule, et place chaque objet dans sa juste valeur. Il n'en fallait pas moins pour une salle d'exposition — la première de ce genre en France — consacrée spécialement aux Arts Graphiques, où tout est détail, netteté, proportion juste, quand même n'y sévit pas cette manie d'une minutie quasi chimique qui a pris nom "inoculage de mouche".
Le cadre est digne du sujet : Jacques Schiffrin, l'un des rares éditeurs dont le goût soit sûr, personnel, nuancé, sans concession comme sans parti pris, et qui ne cesse d'informer et de perfectionner sa sensibilité, a confié à Nathan Altmann — non la décoration, il n'y en a point — mais la mise en pages de sa galerie, dont l'harmonie beige et noire s'achève dans le contraste des matières, le revêtement poreux et rugueux, les plinthes laquée, l'éclat métallique des vitrines. Ensemble où les arts de l'impression ont enfin trouvé leur "chez eux", comme l'a montré le succès de "présentation" de l'Exposition Deberny Peignot en juin.
Schiffrin avait-il cependant renoncé à ses principes ? Allait-il, comme tant d'autres, à la banale galerie de peinture ? C'est ce qu'ont pu se demander de nombreux amateurs, en ce mois d'octobre, qui ont admiré aux murs de la Pléiade de robustes Cézanne modelés en pleine pâte, de lumineux Renoir, des Degas, Monet, Toulouse Lautrec, dont le dessin semblait vibrer encore de la main du maître, des Utrillo et des Vlaminck, des Matisse et des Dufy tout éclatants de fraîcheur, des originaux de Rembrandt et de Fragonard à peine marqués par le temps, et des toiles fameuses de Breughel dorées par la patine des siècles. Était-ce la collection privée de quelque fastueux mécène américain ? Et de combien de millions fallait-il disposer pour l'acquérir ?
Or chaque oeuvre se vendait, au maximum, deux cent cinquante à trois cents francs ; les plus beaux dessins valaient dans les cinquante francs. La dépréciation de la peinture irait-elle jusque-là ?...
Non : il s'agissait d'une exposition de faux, d'une démonstration des prodigieux moyens techniques modernes mis au service de la reproduction des oeuvres d'art. Les artistes exposants réels étaient Jacomet, Piper, Demotte, Marotte, ces magiciens dont l'art et la science ne sont plus arrêtés aujourd'hui que par une seule limite : l'impossibilité de faire plus ressemblant que l'original.
Car tout y est, il faut bien le dire : et le relief des empâtements, et le grain de la toile, et les craquelures de l'enduit : les brûlures du papier, les taches humides, le pouce de l'artiste, l'outrage des mouches : et, mieux que cela, la transparence, la fraîcheur, la verdeur immortelle qui rend un chef-d'oeuvre perpétuellement jeune, et sa copie vieille et flétrie dès l'origine. Il n'est plus question d'imitation, de transposition : c'est, à la lettre, l'oeuvre elle-même que l'on pend à son mur — à cela près qu'elle coûte deux cents francs. Ce qui est donné, pour un Delacroix ou un Van Gogh.
La différence, ici, entre le vrai et le faux n'est plus qu'une subtile distinction de l'esprit, où les yeux n'ont plus rien à faire. La réalité vraie, c'est le triomphe de l'art graphique, dont la mission est d'exprimer et de reproduire, et qui est parvenu à ses fins : multiplier et diffuser l'expression de la beauté sous ses formes diverses.
Inutile, en effet, de se représenter les vieux maîtres comme des obsédés de rareté, des monomanes de l'unique. Inlassablement, des élèves recopiaient leurs oeuvres ; des amateurs envoyaient relever les tableaux des églises italiennes, et la légion maladroite, rude, ignare des graveurs de profession affadissait les chefs-d'oeuvre et en disséminait par le monde les images mutilées. Je le dis même des grandes époques de la gravure, procédé morne quand il imite, et jusque dans la virtuosité. Un bois est bien loin d'un dessin de Dürer ; et la plus belle et savante taille-douce dessèche, cependant, intellectualise et dépoétise le trait aérien de Fragonard, la preste touche de sépia de Moreau-le-Jeune.
L'immense valeur humaine et artistique de l'exposition Schiffrin, c'est que les maîtres de tous les temps, à la visiter, en eussent pleuré de tendresse. »
Extrait de : Arts et métiers graphiques, numéro 26, 15 novembre 1931, p. 98-100