Notre précédente livraison de la Lettre de la Pléiade consacrait sa chronique historique à la singulière affaire de la reproduction des illustrations du Petit Prince dans la première édition des Œuvres d’Antoine de Saint-Exupéry dans la collection (1953). Les archives de fabrication de ce volume, soigneusement conservées par les Éditions Gallimard, réservent encore d’autres surprises, qui ne laisseront pas indifférents les amateurs d’histoire éditoriale.
En 1950 avait déjà paru à la NRF un épais volume relié et illustré, appartenant à la célèbre série des cartonnages d’éditeur, intitulé Œuvres complètes d’Antoine de Saint-Exupéry. Il réunissait Courrier Sud, Vol de Nuit, Terre des hommes, Pilote de guerre, Lettre à un otage, Le Petit Prince et Citadelle. Quand le directeur de fabrication Jacques Festy annonce le 12 mai 1952 à l’imprimeur Darantière la mise en route d’une Pléiade Saint-Exupéry, tout paraît encore très simple: «Nous allons publier dans la Pléiade les Œuvres complètes de Saint-Exupéry très exactement dans l’ordre dans lequel ces textes ont été imprimés par vous en 1950 pour l’édition reliée de fin d’année.» On notera au passage que la proximité des deux éditions ne semble poser aucune difficulté, signe que l’œuvre de Saint-Exupéry est déjà une valeur sûre, autorisant la coexistence en librairie de plusieurs éditions d’un même titre. Mais ce projet sans difficulté particulière est bouleversé par la mise au jour concomitante de textes inédits d’Antoine de Saint-Exupéry.
Ainsi, le 9 octobre 1952, Darantière est prié de suspendre le tirage de la Pléiade, alors que douze formes sur vingt-neuf ont déjà été tirées dans l’atelier de l’imprimeur ! Jacques Festy ignore encore l’importance de ces écrits inédits pour lesquels «Gaston Gallimard vient d’entamer des négociations avec la famille Saint-Ex» (9 octobre 1952). Mais cette discussion pourrait avoir un impact important sur la pagination du volume et sur sa confection. S’il venait à dépasser nettement les 1000 pages, il faudrait passer à un papier Bible plus fin (un 36 grammes, plutôt que le 40 grammes) afin de limiter l’épaisseur du dos. Il conviendrait alors de recommencer entièrement le tirage !
Les textes inédits en question sont les Carnets laissés par l’écrivain. Nelly de Voguë – qui fut la protectrice aimante de Saint-Exupéry avant de devenir sa biographe sous le nom de plume masculin de Pierre Chevrier – et le jeune professeur Michel Quesnel viennent d’en achever la transcription. La parution en collection Blanche en est d’ores et déjà programmée. La décision est prise durant l’hiver d’intégrer ces textes dans le volume de la Pléiade, ce qui a pour effet de hausser la pagination à 1248 pages. Le 21 mars 1953, Jacques Festy demande à son imprimeur de reprendre le tirage, mais sans changer de papier. Pourtant, dès le 24 juin, les machines sont à nouveau mises à l’arrêt. D’autres textes ont été retrouvés dans les papiers de Nelly de Voguë et de l’éditeur Robert Mallet : articles et conférences, préfaces, lettres, scénarios de films, fragments divers, brevets scientifiques. Le directeur de fabrication est lui-même en contact avec les deux pourvoyeurs d’inédits. Il établit un inventaire sommaire des pièces conservées à l’attention de «MM. Gallimard», pour décision. Il évalue l’ensemble de ces inédits à 640 pages Pléiade, étant entendu qu’un travail de transcription doit être mené pour l’établissement des textes encore manuscrits. Or l’écriture de Saint-Exupéry est «irrégulière et très difficile» (30 juin 1953), souvent à la limite du déchiffrable ; la mise au net de ces écrits représente un effort considérable. Questionné, Gaston Gallimard tranche en faveur du statu quo, indiquant à son neveu Michel: «Je suis d’avis de garder le premier volume tel qu’il a été composé ; de publier les inédits en collection Blanche en attendant une deuxième Pléiade.» La recommandation vaut ordre ; le 8 juillet, Jacques Festy demande à Darantière de reprendre l’impression du volume, auquel ne sera ajouté aucun inédit.
Ainsi, la seconde édition des œuvres de Saint-Exupéry dans la Pléiade, établie par Michel Autrand et Michel Quesnel dans les années 1990, était déjà en germe dans celle de 1953. Bien des textes qui ont été ajoutés dans les deux tomes qui la composent étaient déjà connus au début des années 1950. Les archives de Nelly de Voguë et de Robert Mallet intègreront cette deuxième édition, avec d’autres textes mis au jour, à l’image des Lettres de jeunesse à l’amie inventée que Gallimard fait paraître en avril 1953 ou encore des Écrits de guerre réunis par Louis Évrard. Du reste, par souci d’honnêteté, le volume de 1953 ne s’intitule pas Œuvres complètes, mais Œuvres. Le renoncement à l’épithète confirme qu’il ne s’agissait, en somme, que d’une Pléiade provisoire : utile, méritée et attendue ; mais incomplète, ab ovo.
Gaston Gallimard avait anticipé cette difficulté, si bien que les atermoiements de Jacques Festy ont dû lui paraître superflus et sans objet. «Je ne pense pas que l’on puisse envisager dès maintenant une édition de l’œuvre d’Antoine comprenant la correspondance et les carnets, écrivait-il à Simone de Saint-Exupéry dès janvier 1952. En effet, si nous entreprenions une édition de ce genre, elle serait nécessairement incomplète. À chaque réimpression, il faudrait la modifier, y ajouter les nouveaux textes découverts depuis la dernière édition, ce qui ferait protester tous les acheteurs des éditions précédentes. Mais, plus tard, nous envisagerons certainement un second tome composé de la correspondance et des carnets.» Alors pourquoi cette Pléiade ? La motivation de l’éditeur n’était-elle que commerciale ? «Il s’agit surtout dans mon esprit d’une entreprise de prestige, de propagande, de nature à classer définitivement l’œuvre d’Antoine parmi celles des grands écrivains classiques. En un mot, ne croyez-vous pas que cette édition soit souhaitable ? Je pense qu’Antoine l’eut désirée. En tous cas, elle est très attendue, comme le furent celles de Péguy, de Claudel, de Gide, comme le sont celles de Proust et de Valéry actuellement en préparation.» Gaston Gallimard paraît ici au meilleur de sa forme – sage, lucide et doté d’un sens aigu de la temporalité éditoriale.
Du reste, le choix du préfacier pour cette première édition s’inscrit dans une même démarche. Gaston Gallimard s’en préoccupe dès mars 1952, consultant Nelly de Voguë à ce sujet : «S’il s’agissait d’une édition critique, nous pourrions nous adresser à un jeune universitaire. Il nous donnerait une introduction en quelque sorte technique – mais j’estime qu’il n’est pas encore temps d’envisager une telle édition, surtout tant que les Carnets n’auront pas été publiés. Il me paraît donc souhaitable d’obtenir une préface d’un écrivain ayant une certaine notoriété. Si Gide était encore là, c’est à lui naturellement que nous aurions pensé. À son défaut, ayant compulsé mon répertoire, je ne vois guère que Jules Roy à qui nous adresser.» On ne sait qui a eu l’idée de solliciter André Malraux, mais celui-ci semble bien avoir accepté la proposition ; Jacques Festy annonce la livraison prochaine de cette préface prestigieuse à son imprimeur en mai 1952. Mais, pour des raisons qui nous sont à ce jour inconnues, ce n’est pas André Malraux mais Roger Caillois, ancien ami de Saint-Exupéry et bon connaisseur de son œuvre, qui se prête finalement à l’exercice. Il adresse à l’éditeur son admirable préface au début du mois de juin 1953. La notice biographique qui l’accompagne est, elle, établie à partir du livre de Pierre Chevrier (Nelly de Voguë), publié en 1949 chez Gallimard. On y retrouve, du reste, quelques-unes de ses approximations, comme le signale à l’éditeur, en janvier 1954, un professeur attentif – suggérant en particulier de corriger le titre du premier texte publié par l’écrivain, dans la revue Le Navire d’argent ; il ne s’agit pas de «Manon» (dont le texte intégral ne paraît qu’en 2006), mais de «L’Aviateur», courte nouvelle annonçant le premier roman d’Antoine de Saint-Exupéry, Courrier Sud…
Ainsi va l’édition… le diable s’y cache souvent dans les détails ; et, comme dans la vie même, les vérités du jour ne sont pas, toutes, éternelles.