Parution le 31 Octobre 2024
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Nous ouvrons ici une série d’articles sur les Concerts de la Pléiade, évoqués brièvement dans notre inventaire des « avatars de la collection » (La Lettre de la Pléiade, n° 7).
Il y a beaucoup à écrire sur cette entreprise initiée en 1943 par Gaston Gallimard et son amie Denise Tual, cinéaste et productrice de films, au cœur du Paris occupé. Vous avez été nombreux dans votre correspondance à nous demander des précisions sur les programmes de ces concerts : où et quand eurent-ils lieu ? quels étaient les compositeurs joués ? qui étaient les interprètes ? À toutes ces précisions de faits, nous répondrons en publiant les sommaires des programmes des auditions dont nous avons gardé trace (les concerts de l’année 1943 dans la prochaine livraison) et en abordant quelques épisodes de cette passionnante aventure artistique.
Avouons d’emblée, cependant, notre dette à l’égard de la contribution de Nigel Simeone publiée en 2000 dans le 80e numéro de Music and Letters (Oxford University Press), intitulée « Messiaen and the Concerts de la Pléiade : “a kind of clandestine revenge against the Occupation” » (p. 551-584). L’historien a appuyé sa recherche sur les papiers déposés par Denise Tual à la Bibliothèque nationale de France (notamment les dix-neuf feuillets inédits de son Itinéraire des Concerts de la Pléiade – qui complètent ses souvenirs publiés en 1980 sous le titre Le Temps dévoré), ainsi que sur le témoignage et la collection personnelle d’Yvonne Loriod-Messiaen, qui fut elle aussi associée, comme interprète, auxdits concerts.
Le titre même de l’article de Nigel Simeone donne une idée de ce qu’ont représenté à ses yeux les Concerts de la Pléiade. Pour le chercheur, l’acte de soutenir et promouvoir l’œuvre d’un « jeune » compositeur français – Olivier Messiaen, qui était alors organiste de la Trinité et professeur au Conservatoire de Paris – dans la capitale occupée relève d’une manière de résistance aux forces allemandes. Il s’agit là d’une lecture assez éloignée de celle de Pierre Assouline qui, dans sa « Vie » de Gaston Gallimard, considère que l’organisation de ces concerts ne fut qu’un moyen, pour le directeur de la NRF, de maintenir en temps d’Occupation une sociabilité artistique et littéraire favorable au rayonnement et à la prospérité de sa maison – dans un « cadre plaisant et apolitique » (et le biographe de citer, pour preuve, le critique dramatique de Comoedia, raillant la chic et très privée assemblée de notables des lettres et des arts conviée à ces auditions : « sagement immobiles sur des chaises de lunch, tout ce que Paris compte d’heureux de vivre... »). On y reviendra.
On peut, certes, s’étonner aujourd’hui de ce que le fondateur des Éditions de la NRF, propriétaire de la « Pléiade » depuis dix ans, ait attendu la période de la guerre pour revêtir l’habit de producteur de concerts et d’animateur de la vie culturelle parisienne. Quel est le sens de cette entreprise ?
Avant toute chose, les Concerts de la Pléiade se présentent comme une initiative française. « On y jouait, uniquement, de la musique française, depuis nos plus authentiques génies, jusqu’aux plus jeunes compositeurs ; on n’y admettait qu’un public exclusivement français (je n’ai jamais vu un uniforme allemand dans la salle) », se souvenait après guerre le violoniste Maurice Hewitt, qui avait été le premier chef d’orchestre sollicité par Gaston Gallimard et Denise Tual, avant d’être arrêté par la Gestapo le 29 novembre 1943 et envoyé à Buchenwald pour ses activités dans la Résistance. De fait, dans les premiers programmes des concerts et dans les affichettes et prospectus imprimés à leur occasion, l’intitulé « Les Concerts de la Pléiade » est suivi, entre parenthèses, de la mention : « Musique française. » Pourquoi cette insistance ? Parce que, suggère Nigel Simeone, le climat n’était guère favorable à la jeune musique hexagonale en cet hiver 1943. Si les forces occupantes eurent tôt fait d’exercer leur faculté de censure sur la représentation des œuvres de compositeurs juifs et d’aryaniser les structures de création et de diffusion musicales françaises, elles se mirent également en situation de contrôler, avec le soutien de Vichy, la programmation des artistes nationaux contemporains. Aussi bien les Concerts de la Pléiade furent-ils créés en réaction à un tel dispositif : « Ils procureraient une précieuse plate-forme pour plusieurs grands compositeurs français, sans laquelle leur musique n’aurait guère été jouée durant l’Occupation » (Simeone). On retrouve cette même préoccupation dans la (rare) presse musicale résistante, qui insiste sur « l’étranglement systématique de la Musique française par la propagande nazie » et qui invite ses sympathisants à mener le combat contre l’occupant et «contre les organismes de Vichy » (Musiciens d’aujourd’hui, 1943).
Le témoignage de Denise Tual, à qui revient le mérite d’avoir suggéré l’idée des Concerts à Gaston Gallimard un soir d’hiver 1942 (lors d’un souper à son domicile, rue de Beaujolais), appuie cette thèse. Le directeur de la NRF avait fait part en effet à son amie de la difficulté qu’il avait alors à maintenir des relations tenues avec ses auteurs, comme il le faisait avant guerre à la faveur de ses célèbres réceptions hebdomadaires. Comment pouvait-il à nouveau les rassembler sans attirer la suspicion des forces d’occupation ? La NRF était une aventure collective ; Gaston craignait que la communauté patiemment constituée ne se disloquât à l’épreuve des événements. « Je lui dis, se souvient Denise Tual, que les Allemands venaient d’interdire aux orchestres et aux solistes de jouer des œuvres inédites de musiciens français dans les salles de concerts. Pourquoi ne pas réagir, et réunir les écrivains, en nombre restreint, sous le prétexte de faire jouer des œuvres musicales nouvelles, œuvres de jeunes compositeurs qui ne pouvaient se faire entendre librement, et éventuellement leur commander des œuvres spécialement pour ces réunions intimes ? » (Le Temps dévoré, p. 193).
Gaston fut séduit par la proposition bien inspirée de Denise Tual et décida de baptiser l’entreprise du nom de sa collection ; les Concerts de la Pléiade étaient nés. Ils contribueraient à enrichir la vie musicale parisienne, aux côtés des grandes associations symphoniques et des orchestres nationaux (l’Occupation fut paradoxalement une période favorable à la diffusion et à la création musicales, et non exclusivement germaniques comme on pourrait le penser ; voir La Vie musicale sous Vichy, Myriam Chimènes dir., Complexe, 2001). Il aurait été délicat de les nommer « Concerts de la NRF », alors même que la Revue, dirigée par Drieu la Rochelle jusqu’en juin 1943, avait été provisoirement « sacrifiée » aux institutions de la propagande allemande. Quelques mois après, Gaston ferait le même usage de l’enseigne « Pléiade » pour créer son propre prix littéraire.
Mais les Éditions de la Nouvelle Revue française financeraient ces concerts.
On comprend mieux dès lors l’insistance des programmes et prospectus des Concerts de la Pléiade sur leur inspiration française... En témoigne le texte de présentation des Concerts ici reproduit – leur « manifeste » –, qui fut probablement distribué le jour de la première audition, un certain 8 février 1943, à la Galerie Charpentier...
Présentation des Concerts de la Pléiade
[février 1943, 1 f. impr. r°, inédit]
« Les Éditions de la NRF, qui ont toujours, dans leurs publications, fait une large part à la musique, et aux musiciens, se devaient de compléter leur activité dans ce domaine en donnant une série de concerts.
De même qu’en littérature elles soutiennent les jeunes écrivains, tout en publiant des auteurs classiques ou classés, elles s’efforcent de découvrir de jeunes compositeurs et de faire revivre des musiciens anciens, peu connus ou peu joués. C’est pourquoi ces concerts sont présentés sous le signe de La Pléiade.
En quelques semaines ont été réunis les éléments de ces premiers concerts. Des auteurs tels que : Francis Poulenc, Henri Sauguet, Olivier Messiaen, Jean Françaix, Henri Dutilleux, donneront des œuvres inédites ou rarement exécutées. De très jeunes auteurs encore ignorés du grand public, tels que : Michel Ciry, Léo Preger, Gallois-Montbrun, donneront des œuvres spécialement écrites pour ces concerts.
Elles seront exécutées par : Irène Joachim, Nicole Henriot, Yvonne Loriod, Jacques Jansen, etc.
L’enthousiasme avec lequel Maurice Hewitt a bien voulu accepter de diriger l’orchestre, a grandement servi à la réalisation de ces concerts. Les Éditions de la NRF remercient la Galerie Charpentier de l’aimable hospitalité qu’elle a bien voulu donner à La Pléiade.
Elles souhaitent que ces concerts inaugurent sur une plus vaste échelle des manifestations ayant la même signification historique, car il s’agit d’affirmer la continuité de la musique française, moins évidente peut-être que celle de la littérature ou de la peinture, et pourtant, aussi certaine. »