Une collection peut en cacher une autre ! Sous le dernier dépôt visible des éditions renouvelées de la Pléiade pourrait se révéler quelque précieuse sédimentation. Cette découverte provoque de l'enthousiasme chez le lecteur qui se penche sur les publications d'avant-guerre.
En 1996, dans une intéressante contribution aux Yale French Studies — au titre prometteur de « A Changing Idea of Literature : The Bibliothèque de la Pléiade » — deux universitaires, Alice Kaplan et Philippe Roussin, remarquaient fort judicieusement que lorsqu'un titre de la Pléiade faisait l'objet d'une nouvelle édition postérieurement à sa première publication, cette dernière n'apparaissait plus au catalogue courant de la collection ; et de souligner qu'il s'agissait alors d'une substitution et non d'une soustraction, puisque le nouveau volume conservait le numéro de l'ancien : l'édition des Œuvres complètes de Molière par Georges Couton en date de 1971 reste en effet le huitième titre de la collection (référence indiquée en toutes lettres à l'achevé d'imprimer) après celle publiée en 1933 sous la direction de Maurice Rat. Simple curiosité bibliographique, susceptible de n'émouvoir que de scrupuleux collectionneurs ? Les deux historiens ne le pensent pas, qui proposent d'y lire le signe discret de l'évolution d'une certaine conception de la littérature dont témoignerait, dans ses choix éditoriaux et dans ses différentes façons d'« aborder » les textes, la Bibliothèque de la Pléiade. Par strate, revenant sur ses propres publications, les amendant ou les enrichissant de variantes ou de textes retrouvés, la collection écrirait sa propre histoire, au confluent de l'histoire littéraire et éditoriale. Il ne fut jamais question d'escamoter les travaux des prédécesseurs, mais plutôt de reconnaître leur prolongement dans le renouvellement des pratiques d'établissement et d'analyse des textes, guidées par les progrès de la recherche.
De ce préambule, retenons ceci : une collection peut une collection peut en cacher une autre ! Sous le dernier dépôt visible pourrait se révéler quelque précieuse sédimentation. Cette découverte provoque de l'enthousiasme chez le lecteur qui se penche sur les publications d'avant-guerre. Dressons un rapide inventaire : cinquante-six volumes sont publiés de 1931 à 1939, concernant une trentaine d'auteurs, en majorité des Français des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Quelques grands chantiers sont ouverts (voire déjà clos) : La Comédie humaine de Balzac (dix volumes), les œuvres de Montaigne, Molière, Corneille, Racine, Rousseau, Voltaire... avec, en tête de la collection, un choix significatif — et probablement voulu comme tel — en faveur d'une « modernité » encore dépréciée par l'omniprésente critique lansonienne : Charles Baudelaire. On constate d'emblée qu'il ne s'est jamais agi pour la Pléiade de dresser un tableau systématique de la littérature universelle, par siècle, genre ou langue ; même si un souhait d'exhaustivité se lit dans les annonces publicitaires de l'époque, on a le sentiment que ses choix tiennent d'un effort de composition, d'une recherche d'équilibre, comme s'il s'agissait de faire converser les œuvres entre elles, par-delà les siècles qui les séparent ; sur ce point, la comparaison avec le « Musée imaginaire » d'André Malraux — suggérée, elle aussi, par les auteurs de l'article des Yale French Studies — est particulièrement pertinente ; comme les œuvres d'art rassemblées dans l'espace du musée, les œuvres littéraires réunies en collection pourraient, sous l'effet de notre lecture, s'entretenir, s'interroger et s'éclairer mutuellement. La Bibliothèque de la Pléiade serait aux Lettres ce que sera L'Univers des formes de Malraux aux Arts. Sans chercher à filer la métaphore, l'image de la constellation s'impose par les liens de voisinage et de prédilection qu'elle tisse entre les astres. On ne s'étonnera pas dès lors que Pierre Lièvre, éditeur du Théâtre de Corneille en 1934, fleurisse son annotation de références à Baudelaire ou Voltaire — au risque de se faire reprocher, par quelque sourcilleux, un anachronisme si bienvenu. Quant à Maurice Rat, il dénonce dans sa préface au Molière (1933) ce « travers de l'érudition contemporaine » qui consiste à « voir des "réminiscences", des "imitations" et même des "plagiats", où il n'y a le plus souvent que des rapports fortuits ». C'est la critique des sources qui est ici mise à mal, l'application de la loi de la cause et de l'effet à l'analyse littéraire. Les premiers collaborateurs de la Pléiade souhaitent s'en distinguer, du moins prendre quelque distance pour suggérer d'autres rapports entre les œuvres et motiver une lecture moins empesée.
Parmi ces volumes, dont certains appartiennent désormais aux archives de la collection, on peut être surpris de rencontrer Martin-Chauffier préfaçant les Confessions de Rousseau (1933) et les Œuvres complètes de La Rochefoucauld (1935), Jean Cassou annotant le Quichotte de Cervantès (1934), André Maurois et Jean Prévost veillant à l'édition des deux volumes du Mémorial de Sainte-Hélène de Las Cases (1935), Julien Benda établissant les écrits de La Bruyère (1935), André Gide présentant et contribuant à la traduction du Théâtre complet de Shakespeare (1938) quelques années avant de présenter Goethe aux lecteurs français (1942). Cette implication importante d'écrivains contemporains dans la conduite de la collection peut surprendre ; mais il faut se replacer dans la perspective de ses débuts, déjà évoqués dans la précédente Lettre de la Pléiade (voir l'article « “Mon ami Schiffrin”. André Gide et la Pléiade »). Il ne fut d'abord question que de rendre disponibles, de la plus économique et élégante façon, les grandes œuvres de la littérature française et étrangère. Albert Thibaudet, l'un des critiques « historiques » de La NRF, ouvre en ces termes son « Montaigne » (1934) : « Cette édition est la première édition de poche des Essais en un volume. On a appelé plusieurs centaines de fois les Essais un bréviaire. S'ils ont en effet l'âme d'un bréviaire, il restait à leur en donner le corps. "Et nobiscum rusticantur", pourra désormais, avec Cicéron, dire d'eux le promeneur ». Ainsi se faisait-on une obligation de limiter les annotations et les références aux différentes « leçons » du texte ; et dans une optique aussi peu « diplomatique » (au sens scientifique du terme), les écrivains contemporains, au même titre que les spécialistes universitaires des œuvres, avaient voix au chapitre.
A t-on jamais assez à l'esprit qu'une collection, qu'elle soit de référence ou non, s'apparente à un organisme vivant, doué de mémoire et évoluant sans cesse. Il est vrai que La Bibliothèque de la Pléiade des années trente, malgré la constance de ses dos de cuir estampés, diffère quelque peu de celle que nous connaissons aujourd'hui ; de nouvelles préoccupations se sont imposées après-guerre. Mais envisageons-la sans nostalgie car notre époque a ses charmes aussi ; et nous lirons avec profit Jean Starobinski, l'un des collaborateurs genevois à la nouvelle édition de Rousseau dans la Pléiade, qui, cette année encore, commentait ainsi son travail : « Mes contributions sont [...] in progress : dans le cadre strict d'une pagination qui ne doit pas changer, je m'efforce de glisser des mises à jour, des informations plus précises, je tente de satisfaire aux exigences d'une poétique certes mineure, mais redoutablement attachante : celle de la note ».