Parution le 31 Octobre 2024
229.00 €
Il est des commémorations plus discrètes que d'autres...Le 26 février 1902, jour pour jour un siècle après l'Illustre Avènement, naissait Jean Bruller. Vous ne voyez pas ? De fait, la carrière artistique du jeune ingénieur prit vite le pas sur sa formation scientifique.
Ses premiers dessins, qui parurent dans Sans-Gêne, Paris-Flirt et Frou-frou, ses albums à l'humour inquiet et sans complaisance (Recettes pratiques de mort violente, 1926 ; Hypothèses sur les amateurs de peinture, 1927) et ses illustrations de textes de Kipling ou Maurois, ont tôt fait d'attirer l'attention de ses contemporains. Gus Bofa l'invite à son salon (dit de l'Araignée), aux côtés des plus grands illustrateurs de l'entre-deux-guerres (Chas Laborde, Alexeïeff...) ; son ami Pierre de Lescure l'engage à La Quinzaine critique comme illustrateur et chroniqueur. Il s'y intéresse particulièrement aux livres de luxe et prend bientôt quelque responsabilité dans la très cossue Arts et métiers graphiques (voir la Lettre précédente).
Les jeunes Éditions de la Pléiade, encore animées par Jacques Schiffrin, ne le laissent pas indifférent ; et l'on ne s'étonne pas de lire sous la plume de l'artiste le premier hommage rendu aux volumes de la « Bibliothèque reliée de la Pléiade », dès janvier 1932, alors qu'il s'apprête à faire paraître le premier fascicule de ses célèbres Relevés trimestriels. C'est ce texte, dont on nous pardonnera l'extrême bienveillance, que nous reproduisons ici, signé par celui qui fut aussi un grand connaisseur des métiers du livre et l'ami de nombreux écrivains. Vous ne connaissiez pas Jean Bruller ? Sachez qu'en 1940, fidèle à ses engagements, il mit un frein à sa carrière d'illustrateur pour entrer en Résistance. En pleine clandestinité, en 1942, il fondait avec son ami Lescure les Éditions de Minuit et signait le premier récit publié par cette maison, symbole de la résistance intellectuelle française : Le Silence de la mer. Jean Bruller était devenu Vercors.
« C'est une entreprise hardie que de vouloir innover en édition. Depuis que les hommes fabriquent des livres, tout a été tenté, et tout ce qui était susceptible de vivre a été exécuté et exploité. Dans chaque pays, la forme des livres, leur présentation se sont fixées un peu comme un style, suivant le caractère et le goût des habitants. Le livre français ne ressemble en rien au livre allemand ou à l'anglais. L'éditeur Schiffrin s'est demandé pourquoi certaines formules étrangères, dont les avantages sont incontestables, et dont l'absence en France constitue une lacune, n'avaient pu prendre pied dans notre pays. Je suppose qu'il n'a point trouvé de raison suffisante, sinon que l'essai n'en avait pas encore été tenté, ou bien qu'il avait dû l'être sans compétence et sans talent. Félicitons-nous qu'il n'ait manqué ni de courage, ni de persévérance.
En établissant le modèle de cette nouvelle formule d'édition que le Baudelaire suivi bientôt du Racine, inaugurent, il pensait surtout à cette fraction du public lettré qui, désirant posséder les œuvres essentielles de la littérature éditées d'une manière irréprochable, des textes parfaitement établis et enrichis des dernières recherches de la critique, n'a cependant ni les moyens d'acheter des volumes coûteux, ni la place de loger des éditions volumineuses : public de professeurs, d'artistes, d'étudiants.
Le problème se présentait donc ainsi : enfermer plusieurs, et même parfois toutes les œuvres d'un écrivain classique dans un volume de petit format, de faible épaisseur, renfermant pourtant nécessairement un nombre considérable de pages, couvertes elles-mêmes d'un grand nombre de lignes qui ne cessassent point malgré tout d'être parfaitement lisibles. La présentation devait en outre en être élégante et soignée (il s'agit d'un de nos premiers éditeurs d'art...) et le prix modique.
La réussite des deux volumes parus jusqu'à présent est absolue.
Ceux-ci se présentent comme des petits livres de format élégant et maniable (11 x 17cm. 5), sous une reliure souple pleine peau, vert foncé pour le Baudelaire, coq de roche pour le Racine (chaque siècle aura dans la suite une couleur immuable, ce qui facilitera le classement et les recherches), de 670 et 830 pages et de moins de 2 centimètres d'épaisseur. On voit que la grosse question était celle du papier. Il fallait qu'il fût extrêmement mince et pourtant parfaitement opaque et résistant. Le papier anglais dit "Papier Bible" ou "Indian Paper" qui sert aux Éditions universitaires d'Outre-Manche, n'échappe point entièrement à ces défauts : il est assez transparent, grisâtre, et les feuilles collent les unes aux autres. Au contraire, le papier que l'éditeur Schiffrin, après les laborieuses recherches que l'on imagine, a réussi à obtenir, est extrêmement blanc, opaque, souple et maniable.
Il n'était pas moins compliqué d'aligner dans ce petit format quarante-cinq alexandrins, comme c'est le cas pour le Racine. Ne point sacrifier la lisibilité en employant un caractère trop petit, éviter le renvoi à la fin du vers sans pour cela adopter les caractères allongés dits "poétiques", d'une lecture si fatigante, tels étaient les buts à atteindre. C'est là qu'intervient plus spécialement la science de l'éditeur, le don de la mise en page. Le caractère choisi est un magnifique type de Garamond, corps 9, c'est-à-dire sensiblement plus gros que ceux généralement employés par les journaux et revues. Et pourtant l'éditeur n'a rien sacrifié de ce qui fait une mise en page vivante et élégante. Rien n'est serré ou étriqué. Les pages sont légères, aérées. Et quel soin dans le détail ! Dans la disposition des titres, même des notes, du petit point qui suit le nom de chaque personnage ! Ce sont toutes sortes de petits détails presque invisibles qui donnent à l'œil cette impression de pureté, de fini, qu'il est si rare de rencontrer.
Il est naturel qu'on ne puisse rien trouver à reprendre de l'exécution. L'impression est parfaite ; la reliure d'une qualité achevée. Doit-on parler du prix ? Il représente à lui seul un tour de force. Je n'ai ni la compétence, ni les loisirs nécessaires pour étudier les volumes qui me sont soumis du point de vue de leur mérite littéraire. Mais le fait que les œuvres nous soient présentées par des hommes qui ont voué une partie de leur existence à l'étude des auteurs, semble bien être une garantie suffisante à cet égard. C'est ainsi que le Baudelaire a été établi par M. Y.-G. Le Dantec, le Racine par MM. E. Pilon et R. Groos, que le volume qui contiendra Armance et Le Rouge et le Noir, de Stendhal, et qui doit paraître en mars, sera établi par M. Martineau, que les Histoires Extraordinaires de Poë (traduction de Baudelaire), publication d'avril, le seront par M. Le Dantec, etc...
On voit qu'on peut attendre le Cervantès, le Montaigne, le Rabelais, le Molière, le Balzac, le Pascal, le Dante, et tout ceux qui suivront avec confiance. »
Jean Bruller, Arts et métiers graphiques, numéro 27, 15 janvier 1932, p. 40-41. © succession Bruller-Vercors