Il se demandait comment il pourrait dire ces grands blocs rouges, cette eau grise, argentée, qui glissait entre eux en silence, ce lichen sombre à diverses hauteurs du chaos des pierres. Il se demandait quels mots pourraient entrer comme son regard le faisait en cet instant même dans les anfractuosités du roc, ou prendre part à l’emmêlement des buissons sous les branches basses, devant ce bord de falaise qui dévalait sous ses pas parmi encore des ronces et des affleurements de safre taché de rouille. Pourquoi n’y a-t-il pas un vocable pour désigner par rien que quelques syllabes ces feuilles mortes et ces poussières qui tournent dans un remous de la brise ? Un autre pour dénommer à lui seul de façon spécifique autant que précise l’instant où un moucheron se détache de la masse de tous les autres, au-dessus des prunes pourries dans l’herbe, puis y revient, boucle vécue sans conscience, signe privé de sens autant que fait privé d’être, mais un absolu tout de même, à lui seul aussi vaste que tout l’abîme du ciel ? Et ces nuages, dans leur position de juste à présent, couleurs et formes ? […]
Il rêve maintenant d’un mot qui dirait à la fois, qui dirait indistinctement, le moucheron et la feuille tourbillonnante, et aussi l’eau de la source et le mouvement de la tête d’un petit merle qui vient de se poser près de lui sur une branche. D’un autre mot qui cette fois désignerait le lichen quand il pousse à mi-hauteur là-bas entre base et sommet du monde, et les jeux de l’écume sur la vague qui a gonflé et déjà retombe, et toutes les étoiles des nuits d’été : oui, tout cela, ainsi réduit à la seule idée que l’on pressent bien, n’est-ce pas, sous ces plis et replis de l’évidence. Mots qui, dissipant la différence illusoire comme fait la couleur du peintre, et permettant ces accords qui dans son tableau deviennent lumière, simplifieraient, rapprocheraient, intensifieraient, nous offrant à nouveau ce qu’avaient bu nos lèvres d’enfant : ce sein qu’est ce qui est, en deçà du temps, de l’espace, dès que la main avide l’a dégagé de l’écharpe de nos lourds mots d’à présent.
Il rêve ainsi, s’éloignant toujours. Et plus tard encore, si on sait où le rejoindre, il nous dira — souriant, mais les yeux fixés sur le sol, où quelques pierres brillent de leurs petites mousses qui s’empourprent quand la nuit tombe — que, puisque les mots ont ainsi à faire le travail que savent mener à bien les couleurs dans la peinture de paysage, il n’est que logique qu’ils se découvrent, tout compte fait, aussi peu nombreux que celles-ci : vingt ou trente, disons, ou même trois seulement, fondamentaux, de la fusion desquels, dûment proportionnée en des moments d’expérience qu’on nommerait des poèmes, naîtraient, comme le vert émeraude monte d’un bleu et d’un certain jaune, ces catégories de la perception, ces aspects du monde sensible qu’il nous faut bien décider sans doute, étant nés là où nous sommes, pour y vivre le temps qu’il faut, pour y mourir. […]