On connaît les traductions de référence que Philippe Jaworski a données de Moby-Dick, de Gatsby le magnifique, de Tendre est la nuit et d’autres livres majeurs du patrimoine littéraire américain. Il nous propose à présent sa version du chef-d’oeuvre de Mark Twain, Huckleberry Finn, qui constitue pour le traducteur un véritable défi. En quelques pages qui sont comme l’abrégé du chapitre qu’il consacre à la langue de Twain dans la Notice du roman, Philippe Jaworski expose les enjeux de l’affaire.
La peu commune puissance de séduction de Huckleberry Finn, si elle doit beaucoup à la figure de son héros éponyme, tient autant, et peut-être plus, à la qualité de la langue orale que Mark Twain fait entendre : la langue américaine de tous les jours, le parler des autochtones, qu’on ne trouvait ni chez Washington Irving, ni chez James Fenimore Cooper, ni chez Nathaniel Hawthorne. Cette fois, la rupture avec la prose bien policée héritée du Vieux Monde est consommée : l’Amérique parle sa langue en littérature; un roman est, pour la première fois, écrit d’un bout à l’autre en américain.
«You don’t know about me, without you have read a book by the name of “The Adventures of Tom Sawyer”, but that ain’t no matter.» Dès l’incipit, c’est à un verbe juvénile que Twain fait déclarer bien fort et bien clair, avec autorité mais sans forfanterie, cette émancipation de l’expression orale de toute attache littéraire antérieure. Ralph Waldo Emerson, Henry David Thoreau et Walt Whitman avaient, avant lui, appelé à cette prise de parole de l’homme ordinaire. Plus tôt encore, les puritains de Nouvelle-Angleterre avaient vanté les vertus de l’expression simple et commune. C’est dans cette utopie d’une langue familière et sans apprêt que le roman plonge ses racines. Mais Twain ne se contente pas de donner consistance à ce rêve en faisant raconter son histoire à la première personne par un garçon de quatorze ans ; il va au-delà, en suggérant que ce narrateur la relate peu de temps après les faits, et non, comme la vraisemblance le voulait jusqu’alors, en faisant narrer ceux-ci par l’adulte qu’il est devenu, comme c’est le cas, par exemple, dans David Copperfield et De grandes espérances, ou encore dans L’Île au trésor. Huckleberry Finn est à peine un récit rétrospectif, presque un récit d’expérience au présent. On admire la science avec laquelle l’écrivain s’efforce de réduire toutes les distances convenues entre le moment de l’énonciation et celui de la lecture. Jamais improbable narrateur n’a été plus proche du lecteur auquel il s’adresse que ce personnage qui s’émancipe fictivement, dans les premières phrases, de la tutelle de son créateur. Prenant son existence narrative en mains, l’enfant déroulera son récitatif tout au long de quarante-trois chapitres avec un aplomb et une modestie sans défaut.
Le style oral du roman, qui a fait sa gloire, est cependant rien moins qu’un objet simple. Dans sa «Note explicative» liminaire, l’auteur mentionne les divers dialectes qu’on entend dans le texte selon les régions que traversent les deux fugitifs. C’est là ce qu’on appellera la langue vernaculaire, à laquelle on peut ajouter l’idiome de Jim, qui est celui des esclaves du Sud. Les strates de corrections sur le manuscrit de Huckleberry Finn montrent que Twain a travaillé comme il l’avait fait lors de la composition d’«Une histoire vraie», monologue d’une femme noire évoquant les horreurs de l’esclavage et de la guerre de Sécession. À William Dean Howells, qui s’apprêtait à publier ce texte dans sa revue, Twain expliquait le 20 septembre 1874 : «Je corrige le matériau dialectal en le parlant, encore et encore, jusqu’à ce qu’il sonne juste — et j’ai eu du mal avec ce parler noir parce qu’un Noir dit parfois (rarement) “goin” et parfois “gwyne” [pour going], et l’on trouve ce genre de différences dans d’autres mots — et quand on se met à les reproduire sur le papier, on dirait que la variation résulte de la négligence de l’écrivain. » Le souci d’exactitude linguistique de Twain n’a plus pour nous, aujourd’hui, qu’un intérêt vaguement documentaire ; mais l’exigence de vérité dans l’expression, le souci maniaque d’une capture de la voix dans ses caractères les plus rigoureusement individuels constituent une clef essentielle pour apprécier l’univers sonore, ou musical, du roman.
Cette virtuosité verbale est l’œuvre d’un diseur d’histoires aguerri. Nourri, à partir des années 1840, de la lecture des humoristes du Sud-Ouest (George Washington Harris, Johnson Jones Hooper, Thomas Bangs Thorpe), petits maîtres régionaux qui ont constitué son école professionnelle, Twain a vite appris, comme le montre son premier grand succès public, une galéjade intitulée «La Célèbre Grenouille sauteuse du comté de Calaveras» (1865), à exploiter comme matériau les thèmes, personnages et situations de la culture populaire, jouant avec brio des ressources comiques du dialecte. Plus tard, le succès littéraire venu, il se taillera une réputation considérable d’orateur, récitant des pages de ses œuvres sur les estrades en paraissant les improviser. Sa science du style parlé vient de cette double expérience qui lui a fait connaître et utiliser, avant même d’avoir écrit le premier mot de Huckleberry Finn, tous les ressorts, les artifices et les pouvoirs du conteur qui sait tenir son public en haleine. Dès la première phrase de son histoire, le jeune conteur installe son auditoire invisible en face de lui. Son discours n’est pas un soliloque, à peine un monologue, tant l’attention du lecteur est constamment sollicitée. Celui-ci, à vrai dire, participe à l’énonciation comme une présence silencieuse mais complice, sans laquelle la parole de l’enfant ne serait même pas concevable. Au cirque, par exemple : «Alors Monsieur Loyal s’est rendu compte qu’il s’était fait rouler, et vous auriez vu sa trombine ! Il faut comprendre, c’était un de ses propres gars à lui qui avait imaginé cette blague tout seul dans sa tête sans en parler à personne !» Dans la posture du conteur de l’Ouest — et Huck en est un, les rodomontades en moins —, il y a toujours un peu du bonimenteur: bien conter, c’est savoir vendre un moment de plaisir à ceux qui, en l’écoutant, le paient de leur temps.
Mais comment Huck écrit-il ? Les fautes d’orthographe, solécismes, impropriétés et incorrections en tout genre dont il se rend coupable, ce savoureux négligé syntaxique, ces approximations lexicales ne doivent pas tromper. Réalisme de la voix moyenne de l’humanité ordinaire oblige : Huck n’est pas si inculte qu’on le dit souvent. Et surtout, le style familier du livre, dont Twain a imposé les vertus expressives, ne se réduit pas à la manière dont l’enfant maltraite, sans pourtant le brutaliser, et encore moins le massacrer, l’anglais de son lieu et de son temps. C’est, plus généralement, la phrase que Twain a su inventer, sa souplesse, la liberté avec laquelle il fait progresser l’énoncé selon ce que voit l’oeil, ce que peut le souffle, ce que dicte l’émotion, et surtout l’exigence de dire nûment la vérité du moment, qui définissent la beauté, devenue classique, de son roman vocal. Écolier intermittent, sensiblement moins instruit que Tom Sawyer, dressé par son père à ne pas trop s’occuper des règles, Huck peut cependant tout dire de son expérience, avec les accents de la plus candide sincérité. Le vertige de la sensation : «Au bout d’un moment, j’ai entendu le ronron sourd d’un métier à filer, la plainte qui n’arrête pas de monter et de descendre, et alors j’ai été sûr et certain que j’aurais aimé être mort parce que ce bruit-là, j’en connais pas qui vous donne un pire cafard» ; le plaisir d’admirer : «Vous direz ce que vous voulez, mais d’après moi elle avait plus d’estomac que toutes les filles que j’ai connues, elle avait même un sacré estomac. Vous croirez peut-être que je la flatte mais non, c’est pas de la flatterie. Et pour la beauté, et la bonté aussi, elle battait tout le monde.» Tous ces émois sont exprimés comme si le monde se découvrait pour la première fois : au regard de l’innocent, tout est merveille, également intense, et dicible.
«Vous me connaissez pas déjà si vous avez pas lu un livre dénommé Les Aventures de Tom Sawyer, mais ça fait rien. » Dans quelle langue traduire cette musique venue des profondeurs de l’enfance missourienne de Sam Clemens et reconstituée par l’art savant de Mark Twain ? Rien, dans la mémoire du français, nul exemple solide dans notre littérature classique ne s’offre pour aider le traducteur à donner une idée même approximative de l’idiome de Jim, rudimentaire dans sa grammaire (puisque son apprentissage s’est fait par l’oreille exclusivement), et si riche pourtant des couleurs sonores et des rythmes de ces chants sacrés que sont les negro spirituals. Pour ce qui est de l’oralité du discours, c’est également en vain que l’on cherchera inspiration ou suggestions dans la prose littéraire française, qui, au siècle de Mark Twain, a réservé au mode oral une si peu remarquable place, faisant briller les beautés d’une institution linguistique réputée universelle plutôt que sonner des timbres particuliers qui en auraient, par leur rudesse, terni l’éclat. Hugo lui-même fait parler Gavroche dans une langue impeccable, nonobstant son jeu avec l’argot. Il faut bien s’y résoudre : on ne peut transposer mécaniquement l’expression vernaculaire du roman de Twain dans notre langue, parce que ce registre est précisément celui où le locuteur se joue spontanément des règles. On trahirait l’imagination verbale du texte en se laissant aller à une imitation servile de ce qu’il y a de moins «appris» dans l’américain délicieusement débraillé de Huck. Le réalisme linguistique de Mark Twain ne pouvant être calqué, il faut bien en réinventer un avec les moyens, et selon le génie, de la langue d’accueil : «La veuve parfois elle me prenait à part et causait de la Providence d’une façon qui vous faisait venir l’eau à la bouche, et comme par hasard le lendemain Miss Watson reprenait les choses en main et patatras tout se cassait la figure. J’ai fini par piger qu’il y a deux Providences, et qu’un pauvre type passerait un sacré bon moment avec la Providence de la veuve, mais s’il avait affaire à celle de Miss Watson il était fichu. J’ai gambergé de fond en comble et décidé que je préférais me retrouver chez celle de la veuve si on voulait bien de moi, malgré que je voyais pas très bien ce qu’elle gagnerait avec moi, la Providence, vu que j’étais d’une ignorance crasseuse et si méchant et tout ce qu’il y a de plus répugnant.» En réalité, l’expression orale du petit gueux du Missouri ne se réduit pas à ses incorrections. Si elle possède un tel pouvoir d’enchantement, c’est qu’elle n’est pas dissociable de son être — de la qualité de son regard sur les désordres qui, autour de lui, menacent de l’engloutir, mais aussi de ce corps peu vêtu qui ne cesse de courir. Sa langue alerte va et vient au gré des mouvements d’une existence minuscule qui s’efforce de ne jamais se perdre de vue ; parlant, il se suit à la trace : «Vivre sous un toit et dormir dans un lit ça me demandait de sacrés efforts, mais avant l’arrivée des grands froids je sortais quelquefois en cachette pour aller dormir dans les bois, et ça me donnait un vrai repos. Je préférais ma vie à l’ancienne, mais quand même la nouvelle me plaisait aussi un brin. La veuve disait que je progressais lentement mais sûrement et que je m’en tirais de façon honorable. Elle avait pas honte de moi, elle disait.» Peut-être est-ce cela qu’il importe de rendre perceptible au lecteur en traduction : une respiration, le souffle dans la voix, car Huck fait respirer sa vie en la racontant. Quand on aura trop lourdement disloqué la grammaire et l’orthographe du français, ou trop souvent écorché les mots, on n’aura fait que montrer du doigt l’expression fautive du mauvais élève au fond de la classe. Mais Huck n’est pas un cancre professionnel, c’est un poète qui crée le monde, ou son monde (c’est tout un), en le nommant : «on voit la brume s’élever de l’eau en volutes, le ciel rougir, puis le fleuve, et on distingue une cabane de rondins à la lisière des bois sur l’autre rive, sans doute un entrepôt de bois avec des rondins si habilement empilés par des filous qu’on peut y faire courir des chiens à travers ; puis un petit vent agréable se lève, il vient de là-bas nous éventer, il est frais et pur, il apporte les parfums doux des bois et des fleurs ». Écoutons-le : cet orphelin est un Orphée en guenilles, dont la voix répand une poésie légère et intense comme une poudre d’or, page après page.
Philippe Jaworski