Dans Le Pur et l’Impur, qui figure au sommaire du tirage spécial Le Blé en herbe et autres écrits, Colette aborde — d’une manière qui devait alors passer pour osée, et dans un contexte peu favorable, puisque le livre parut sous l’Occupation — la question du genre et celle des sexualités. Voici les pages qu’Antoine Compagnon consacre au sujet dans la préface qu’il a composée pour ce volume, ici présenté p. 12-13.
Point d’« idées générales », voilà chez elle une façon de récuser la posture de l’écrivain, du clerc mâle qui parle de ce qu’il ne sait pas d’expérience, mais pas de colifichets de dame non plus. Pourtant, tropisme féminin des hommes, tropisme masculin des femmes, et trouble dans le genre, tel est bien le propos compliqué et osé que Colette attaque de front dans Le Pur et l’Impur, d’abord publié sous le titre Ces plaisirs… en 1932. En janvier de la même année, la publication du feuilleton dans Gringoire avait toutefois été interrompue après quatre livraisons, non pas à cause du sujet, qui n’effrayait pas cet hebdomadaire de la droite nationaliste, mais parce que Colette faisait le portrait de Missy sous l’appellation transparente de « la Marquise » (elle deviendra « la Chevalière » dans le livre). Ces plaisirs… reparut sous un nouveau titre, Le Pur et l’Impur, en 1941, en pleine Occupation, à la maison Aux armes de France, l’un des avatars aryanisés des éditions Calmann-Lévy. Comment imaginer plus fort décalage avec l’ordre moral promu à Vichy que ce livre, le plus ambitieux, le plus spéculatif de Colette, essai et non récit, exploration de toutes sortes d’amours transgressives, donjuanisme, homosexualité masculine et féminine, travestissement, transgenre… ?
Colette avait été initiée aux secrets de Sodome, dès son arrivée à Paris, par ses jeunes camarades de l’atelier de Willy. Elle évoque dans Le Pur et l’Impur le plaisir qu’elle trouvait à la compagnie de ses amis « mauvais genre » : « J’apprenais comment s’habille un homme qui s’habille bien, car ils étaient anglais pour la plupart, rigoureux en matière d’élégance, et le même garçon qui portait secrètement sur sa peau un sautoir en turquoises ne se fût permis ni cravates, ni mouchoirs excentriques1. » En avance sur l’époque, Claudine à Paris met en scène un personnage homosexuel, Marcel, le fils de Renaud, mari de Claudine. Colette, affublée d’un mari âgé, aurait ainsi dissimulé son attirance pour les éphèbes : « Pour ne point faire de ma privation un aveu public, j’ai créé dans Claudine à Paris un petit personnage de pédéraste. Moyennant que je les avilissais, j’ai pu louer les traits d’un jeune garçon et m’entretenir, à mots couverts, d’un péril, d’un attrait2 », avouera-t-elle dans Mes apprentissages.
Quand Proust publia Sodome et Gomorrhe I en 1921, elle s’avoua conquise, du moins en ce qui concernait Sodome : « Personne au monde n’a écrit des pages comme celles-là sur l’Inverti, personne ! Je vous fais là une louange orgueilleuse, car si j’ai voulu autrefois écrire sur l’inverti une chose pour le Mercure, c’est celle-là que je portais en moi, avec l’incapacité et la paresse de l’en faire sortir ! […] Qui oserait toucher, après vous, à l’éveil lépidoptérien, végétal, ornithologique, d’un Jupien à l’approche d’un Charlus3 ? » Mais Proust n’avait rien compris à Gomorrhe, pensait-elle, parce que Gomorrhe n’a rien à voir avec Sodome, n’est pas le double inversé de Sodome, et qu’« il n’y a pas de Gomorrhe4 » en face de Sodome. Ce Gomorrhe, elle l’avait fréquenté auprès de quelques grandes égéries au tournant des siècles, telles Liane de Pougy, courtisane et auteur de l’Idylle saphique (1901), Natalie Clifford Barney ou Lucie Delarue-Mardrus, avec qui elle eut une liaison. Les amitiés et amours féminines sont omniprésentes dans son œuvre, dès Claudine à l’école. Claudine en ménage transpose une première aventure avec une riche Américaine de la bonne société parisienne, Rézi dans le roman.
Mais c’est à propos de la fluidité des genres que Colette se montre le plus intrépide dans Le Pur et l’Impur. Elle en avait fait l’expérience auprès de Missy, « la Marquise » ou « la Chevalière », de 1906 à 1911. Fille du duc de Morny, frère utérin de Napoléon III, et de la princesse Sophie Troubetzkoï, mariée en 1881 au marquis de Belbeuf, divorcée en 1903, Missy s’habillait en homme, portait les cheveux courts et un chapeau melon, fumait le cigare, pratiquait la boxe et l’escrime, conduisait son automobile. Elle aurait tant voulu être un homme, mais savait que son déguisement était un leurre et signalait cette broutille irrémissible : « Ce que les femmes en travesti imitent le plus malaisément, c’est le pas de l’homme. “Elles bombent du genou, et elles ne serrent pas assez les fesses”, jugeait sévèrement la Chevalière5… » Tout était dit.
Colette elle-même s’interrogea longtemps sur le genre qui était le sien, féminin ou masculin, ou encore androgyne ou hermaphrodite. Enfant, elle se sentait « une âme extraordinaire d’homme intelligent, de femme amoureuse6 », comme elle le formule dans Les Vrilles de la vigne, qui recueille certaines proses sentimentales adressées à Missy, et elle oscilla longtemps entre le désir pour les hommes ou les femmes. Dans Le Pur et l’Impur, Damien, un don Juan de ses amis à qui elle suggère, en un temps où elle se croit insensible non pas aux hommes en général, mais à cet homme-là, qu’ils pourraient voyager ensemble telle une « paire de compagnons », lui répond qu’il « n’aime voyager qu’avec des femmes ». Comme elle fait mine de ne pas comprendre, il enfonce le clou : « Vous, une femme ? Vous voudriez bien… »7 . Le mot de Damien, dit-elle, « la blessa assez longtemps », parce que, « à cette époque-là » du moins, elle aurait « secrètement bien voulu être une femme », rien qu’une femme ayant un « brave corps bien femelle » à jeter « aux pieds d’un homme ». Or Damien la renvoyait à son « véridique hermaphrodisme mental », « ambiguïté » dont elle espérait s’être alors dépouillée. Damien la « savait virile par quelque point [qu’elle était] incapable de situer » alors8.
Car elle tarda à assumer ce « brin de virilité » qu’elle reconnaîtra en elle dans L’Étoile Vesper (1947), à la fin de sa vie. Elle l’accepta une fois qu’elle devint mère, une fois aussi qu’elle eut consenti à être écrivain, quand elle comprit que ce « brin de virilité » l’avait sauvée des platitudes de la maternité et avait permis à l’écrivain en elle, « promu parent heureux et tendre », de ne pas « tourner auteur médiocre ». « Un vieux garçon de quarante ans, sous la femme encore jeune que j’étais », réclama son dû après qu’elle eut donné naissance à la petite Colette : « Tu ne seras jamais qu’un écrivain qui a fait un enfant », lui aurait dit Sido si elle avait encore vécu, comme elle lui signifiait lorsqu’elle était encore une petite fille appliquée à son ouvrage : « Tu n’auras jamais l’air que d’un garçon qui coud »9. Pour transcrire le décret maternel, il fallait encore que Colette cessât de dénoncer l’écrivain en elle, identifié au « garçon qui coud ».
L’homosexualité et le travestissement paraissent à Colette de bien moindres transgressions que le trouble perpétuel dans le genre que Missy cultivait désespérément et que Colette situait sur un plan mental plus que physique : « La séduction qui émane d’un être au sexe incertain ou dissimulé est puissante. […] Anxieux et voilé, jamais nu, l’androgyne erre, s’étonne, mendie tout bas10… », disait-elle aussi dans Le Pur et l’Impur. Dans L’Étoile Vesper, la leçon est plus désabusée encore : « Où es-tu, gracieux fils-fille d’Aphrodite et d’Hermès qui dort au Louvre, créature parfaite en somme, que nous promettent nos songes ? Tu n’es nulle part dans la réalité11. » L’androgyne vagabond et mendiant, l’hermaphrodite irréel est un non-lieu, une utopie au regard de laquelle le travestissement, comme chez Missy, avec son « pêle-mêle vestimentaire » théâtral, ne parvient jamais qu’à une décevante « mêlée des deux sexes »12 . Tout de même, dans Le Pur et l’Impur, fidèle aux pages destinées à Missy dans Les Vrilles de la vigne, Colette fait de l’intimité entre deux femmes un modèle de vie partagée : « C’est cette sensualité sans résolution et sans exigences, heureuse du regard échangé, du bras sur l’épaule, émue de l’odeur de blé tiède réfugiée dans une chevelure, ce sont ces délices de la présence constante et de l’habitude qui engendrent et excusent la fidélité13.»
À moins que l’idéal ne soit plus parfaitement réalisé dans l’amour pour un animal, comme dans La Chatte (1933), l’un des récits les plus enlevés de Colette, au dénouement heureux comme un retour en enfance. Ce court roman traite de la passion d’un jeune homme, Alain, pour Saha, sa chatte des Chartreux. Colette, qui avait été initiée par sa mère à La Comédie humaine, sa bible, son seul patron littéraire, n’a pas oublié Une passion dans le désert, nouvelle où Balzac raconte les amours d’un soldat de la campagne d’Égypte et d’une panthère. Camille, la jeune fiancée puis la femme d’Alain, jalouse de Saha, la supporte de plus en plus mal, et la haine est réciproque. L’immeuble moderne, hostile comme le verre et le béton, où logent les jeunes mariés, accroît la tension entre les deux rivales. Camille en vient à précipiter la chatte par la fenêtre de l’appartement, mais Saha survit au crime. Alain choisit alors la chatte contre sa péronnelle de femme et retourne vivre chez sa mère avec la bête adorable, « pure de race, petite et parfaite ». Il lui déclare sa passion : « Mon petit ours à grosses joues… Fine-fine-fine chatte… Mon pigeon bleu… Démon couleur de perle… »14. Amour des animaux et dureté avec eux, c’est tout Colette depuis son enfance à Saint-Sauveur, car Saha n’est autre que sa « dernière
chatte », « La “Chatte”, celle qui n’a pas voulu d’autre nom », comme elle la décrira : « Cinquante chattes m’ont accompagnée un bout du chemin, sur la longue route de mon existence. Fourbues avant moi, elles se sont couchées pour mourir, et j’ai continué sans elles… Celle-ci est, je pense, ma dernière chatte15. » Elle côtoya longtemps Colette, de 1925 à 1939, mais dut être piquée : « Ayant remis mon masque quotidien, je n’en parle plus16 », écrit Colette, fille de la campagne, qui n’a jamais fait dans la sensiblerie. Paul Léautaud lui reprochait d’avoir jeté Kiki-la-Doucette « dans le fossé des fortifications17 ». Pas de plus bel éloge de l’animal que La Chatte !
Antoine Compagnon.
1. Le Pur et l’Impur, p. 785.
2. Mes apprentissages, Œuvres, t. III, p. 1016.
3. Colette, Lettres à ses pairs, Flammarion, 1973, p. 42-43.
4. Le Pur et l’Impur, p. 784.
5. Ibid., p. 752.
6. Les Vrilles de la vigne, Œuvres, t. I, p. 1032.
7. Le Pur et l’Impur, p. 744.
8. Ibid., p. 744-745.
9. L’Étoile Vesper, p. 1052.
10. Le Pur et l’Impur, p. 754.
11. L’Étoile Vesper, p. 982.
12. Ibid.
13. Le Pur et l’Impur, p. 774.
14. La Chatte, p. 819.
15. Marie-Claire, 27 janvier 1939 ; repris dans J’aime être gourmande, L’Herne, 2011, p. 26.
16. Cité par Claude Pichois et Alain Brunet, Colette, Éditions de Fallois, 1999, p. 416.
17. Journal littéraire, Mercure de France, t. III, 1956, p. 82 (8 novembre 1912).