Parution le 31 Octobre 2024
229.00 €
Depuis 1915, les livres primés par le jury Goncourt ont tous la Grande Guerre pour sujet. 1919 devrait confirmer cette tendance. De nombreux romans ou récits de guerre viennent d’ailleurs de paraître. Parmi eux, Les Croix de bois de l’ancien combattant Roland Dorgelès, publié chez Albin Michel, pourrait bien décrocher la timbale. Verdict le 10 décembre. Le jour dit, c’est un apparent outsider qui est couronné. Il se nomme Marcel Proust et a publié en juin, à la NRF, le deuxième volume d’À la recherche du temps perdu : À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Un titre remarquablement peu martial, il faut bien l’avouer.
Le petit monde des Lettres est fâché. Proust n’a pas fait la guerre. On le suppose riche, donc corrupteur. En outre, alors que le prix est censé aller à « l’originalité du talent » et « à la jeunesse », il a quarante-huit ans (les journaux écrivent « cinquante », « quarante et onze » ou même « soixante »). « Place aux vieux ! » titre L’Humanité. « M. Proust a le prix, M. Dorgelès l’originalité du talent et la jeunesse. On ne peut pas tout avoir », juge Lucien Descaves, qui a voté pour Les Croix de bois. Mais il y aura bien pire, ce sera un véritable déchaînement ou, comme le dit Thierry Laget, « une émeute littéraire ».
Thierry Laget, les fidèles de la Pléiade le connaissent comme l’éditeur impeccable du Côté de Guermantes dans le cadre de l’édition de la Recherche dirigée par Jean- Yves Tadié. Ils auraient toutefois tort de s’en tenir là ; son œuvre personnelle, en bonne partie publiée dans la collection Blanche ou dans « L’un et l’autre », vaut le détour, et même le voyage. Voyage en Italie, principalement, une terre d’élection qu’il partage avec Stendhal ; il a écrit sur l’une et sur l’autre. Autre lieu élu, la bibliothèque (voyez par exemple La Lanterne d’Aristote ou Bibliothèques de nuit), non par goût de la poussière, mais parce que le monde des livres est pour lui un monde vivant. Ses romans et ses récits ressuscitent le temps perdu avec un humour discret et ont un charme qui n’appartient qu’à eux.
On en jugera avec le dernier en date, Proust, prix Goncourt, qui éclaire d’une manière nouvelle des faits que l’on pensait connaître. Mais l’essentiel n’est pas dans l’anecdote ; Laget nous fait véritablement entrer chez Proust, et sans rien qui pèse ni sente l’étude il désigne à sa manière feutrée les véritables enjeux de l’épisode, et ceux de son propre livre.
La scène se passe au 44, rue Hamelin, le mercredi 10 décembre 1919, au début de l’après-midi.
Cependant, Proust dort encore. Jamais, peut-être, on n’avait vu postulant au Goncourt attendre le résultat des délibérations sous l’édredon ; jamais, sans doute, on ne reverra cela. Mais il répétera qu’il ignorait quel jour était remis le prix, qu’il croyait même qu’il ne serait attribué que deux mois plus tard, que la veille il demandait à Rosny à quelle époque on le décernait et quels étaient ses concurrents.
D’ordinaire, les candidats guettent la fumée blanche dans une brasserie, à portée de fusil de la place Gaillon. Roland Dorgelès, d’ailleurs, a donné rendez-vous à Fernand Vandérem dans un restaurant situé à cinq cents mètres de là ; au Petit Coin, à l’angle de la rue Feydeau et de la rue des Panoramas : « La chère y est parfaite. Et nous attendrons, si vous voulez bien, en buvant le café, que ces messieurs les Goncourt qui déjeuneront, eux, chez Drouant, aient rendu leur verdict, auquel je suis intéressé. »
L’équipe de La Nouvelle Revue française — Gaston Gallimard, Jacques Rivière et Jean-Gustave Tronche — s’est installée encore plus près, à une table au rez-de-chaussée de Drouant. Les trois hommes sont donc les premiers informés et se précipitent chez Proust, suivis de peu par Léon Daudet, qui saute dans un taxi, direction 44 rue Hamelin.
Contraint de quitter son précédent logement, Proust a échoué là le 1er octobre. C’est, au cinquième étage sans ascenseur, ce qu’il appelle un « taudis », « un meublé aussi modeste et inconfortable qu’exorbitant de prix » — seize mille francs !
Ce jour-là, il se réveille en début d’après-midi. Les jours de brouillard, il respire plus mal encore. Il a terminé sa fumigation, pris son café et vient de s’assoupir de nouveau lorsque la sonnette retentit.
Céleste — « grande femme plate ensommeillée » — va débarricader la porte. Sur le palier, la maison Gallimard, essoufflée d’avoir monté les cinq étages. Conciliabule dans l’antichambre. Gaston annonce : « Je pense que vous savez que M. Proust a le prix Goncourt ? » « Comment l’aurions-nous su ? commente Céleste. Nous n’avions plus le téléphone depuis longtemps. » Gallimard déclare qu’il doit parler à Proust sans tarder. Les trois hommes sont introduits dans le salon et s’installent dans des fauteuils de velours rouge, tandis que la gouvernante va voir si son maître peut recevoir.
Tous les visiteurs de ce jour-là conserveront une impression d’esquissé, de transitoire, de vie coupée dans son élan, le souvenir d’un lustre de cristal posé sur un guéridon, d’un berger de bronze enlaçant une pastourelle, des chevalets supportant les portraits de famille — Adrien Proust, Jeanne Weil et le Marcel des Plaisirs et les Jours, camélia à la boutonnière. Il règne là un froid de caveau : les calorifères sont fermés, on ne fait jamais de feu. On n’ouvre ni fenêtres ni contrevents.
Céleste réveille Proust. C’est la première fois qu’elle ne respecte pas la consigne et se permet d’entrer chez lui sans avoir été appelée. « Monsieur, lui dit-elle, j’ai une grande nouvelle à vous annoncer, qui va sûrement vous faire plaisir… Vous avez le prix Goncourt ! » Le laconisme de Proust trahit son émotion ; lui, d’habitude si éloquent, ne parvient à articuler à cet instant-là que la phrase la plus brève de sa vie : « Ah ? »
Le mot d’« immortalité » est trompeur : pour y accéder, un écrivain doit commencer par mourir. C’est ce que Proust voit se réaliser en cet instant. Plus que l’exultation du triomphe, plus que la joie, il doit éprouver un frisson de mélancolie. L’esprit se perpétuera dans les phrases qui ont été imprimées, mais le corps disparaîtra. Le but est atteint. Mais qui en jouira ? Et que reste-t-il à vivre après cela ?
Céleste demande si elle peut introduire Gallimard, Rivière et Tronche, qui sont « dans un état d’excitation terrible » et veulent lui parler. Proust leur fait dire qu’il n’est pas en état de les recevoir, qu’il les prie de repasser plus tard, dans la soirée ou le lendemain.
Céleste transmet le message, mais Gaston insiste. Il doit prendre un train pour Deauville afin d’être, dès le matin, à pied d’œuvre chez Paillart, son imprimeur d’Abbeville : s’il ne lance pas un nouveau tirage d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, les libraires ne seront pas approvisionnés, ce sera catastrophique. Céleste explique cela à son maître, qui consent à accueillir les visiteurs.
Marcel est couché, tout habillé, dans son lit à barreaux de fer. Un paravent, un fauteuil, un petit meuble chinois, trois tables de travail, des rideaux de satin bleu. Il règne dans la pièce une odeur d’oreiller, de renfermé, de pénombre, de fumigation antiasthmatique — celle de la poudre de datura qui imprègne les piles de cahiers, et qui flottait, narcotique, au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale quand on communiquait encore aux chercheurs les originaux de ces documents.
Jacques Rivière a noté la joie que Proust éprouve, ce jour-là. « Certainement il aimait sa gloire et en guettait les moindres signes. » Céleste confirme qu’il est ravi, mais ne le montre pas, car « il était toujours ainsi, égal et maître en toutes circonstances, et ne sortant jamais de son harmonie ».
Sur ces entrefaites survient Léon Daudet, porteur de la lettre signée par les huit académiciens. De sa « voix languissante, très douce, quasi craintive », Proust présente ses visiteurs les uns aux autres. Léon Daudet révèle les dessous du scrutin. Il prononce le nom de Dorgelès, que Proust dit avoir ignoré et qu’il comprend « Dargeliès ». « Je n’en suis pas plus fier pour cela, car il paraît que c’est le nom d’un homme de grand talent. […] Plus tard les “coupures” des journaux m’ont rendu familier ce nom que je respecte et auquel j’espère attacher le souvenir d’une belle œuvre, quand j’aurai enfin pu voir un oculiste et tout aussitôt lire les Croix de bois. »
Proust congédie enfin ses visiteurs, qui ne sont restés qu’un bref instant dans sa chambre. Puis il appelle Céleste : « Il est probable que l’on va sonner beaucoup à notre porte, car on finira bien par me trouver, dit-il. Je ne veux recevoir personne. Surtout pas les journalistes ni les photographes… ils sont dangereux et ils en veulent toujours trop. Mettez tout le monde à la porte. »
Proust est épuisé. Il fait une crise d’asthme « abominable ». Avant de prendre un médicament pour tenter de se calmer et de se rendormir, il a quelques lettres à écrire. La première est pour Jacques Rivière, qui vient de le quitter. Il lui demande d’ajouter sur les épreuves de son article « À propos du “style” de Flaubert », à paraître dans La NRF de janvier, une note où il loue « deux livres admirables et si grands de conséquences » de Léon Daudet, dont découle « une nouvelle critique littéraire », « comme une nouvelle physique, une nouvelle médecine, de la philosophie cartésienne ». Pour Proust, la gratitude est le plus urgent des devoirs. En 1922, encore, il écrit, parlant de Léon Daudet : « Je n’ai pu le voir depuis le Prix Goncourt […]. Sa bonté non pas seulement en paroles mais d’action, et soulignée par des délicatesses délicieuses est telle que le poids qui pèse sur moi ne sera allégé que quand j’aurai hurlé mon admiration pour lui. »
Puis il écrit à Élémir Bourges (« Jamais je ne pourrai oublier l’impression de beauté morale que m’a donnée un grand écrivain tel que vous, soutenant avec tant de ferveur et de fidélité un
livre qu’il aimait »), à Henry Céard (« Je ne viens pas vous exprimer ma reconnaissance seulement comme à l’un des Dix, qui a eu la bonté de voter pour moi, mon admiration comme à l’écrivain
dont je place l’oeuvre si haut »), à Gustave Geffroy (qui lui répondra trois jours plus tard, en l’invitant à déjeuner avec les Goncourt : « C’est moi […] qui vous dois des remerciements pour la lecture de vos livres forts et délicieux »), à Jean Ajalbert (qui lui répondra qu’il n’a pas voté pour lui parce qu’il trouvait son livre « interminable »), et aux autres membres de l’Académie, sauf à deux d’entre eux. « Si je n’ai pas remercié Monsieur Descaves (ni Monsieur Bergerat) comme d’autres académiciens hostiles, ce n’est pas parce qu’il n’a pas voté [pour] moi, ce qui était bien naturel, mais parce que, absent du déjeuner, il n’a pas signé l’adresse que Léon Daudet m’a remise. Dans ces conditions je n’avais aucun prétexte pour lui écrire et ne pouvais pourtant pas en trouver un dans le fait qu’il eût voté contre moi. »
La nuit tombe. Les recalés du prix Goncourt de 1919 peuvent aller noyer leur déception au café, au restaurant — Paris n’en manque pas. Mais ils feraient mieux d’aller s’étourdir au spectacle : au Tivoli Cinéma, on joue Une idylle aux champs, comique excentrique de Charles Chaplin ; on donne, au Châtelet, Malikoko roi nègre, l’histoire d’un cannibale qui, aux accents d’un jazz-band, fait porter sa rôtissoire et ses lèchefrites sur scène pour y dévorer les auteurs de la pièce ; et, au Casino de Paris, la revue Pa-ri-ki-danse — Maurice Chevalier imite les gloires du café-concert, Mistinguett change dix fois de robe et vingt fois de chapeau.
Thierry Laget.
Ces pages sont extraites de Proust, prix Goncourt. Une émeute littéraire (p. 91-96), ouvrage de Thierry Laget paru le 4 avril 2019 aux Éditions Gallimard, dans la collection Blanche.