Parution le 31 Octobre 2024
229.00 €
Comment se délivrer de l’infamie démocratique d’être trop bien né tout en ne négligeant pas les vertus, les avantages et les privilèges attachés à ce bonheur aristocratique, surtout lorsqu’il est doublé d’une confortable fortune bourgeoise ? C’est la quadrature du cercle que Jean d’Ormesson s’est donné pour tâche de résoudre, en recourant, sur les traces de Chateaubriand, son Mentor, à l’algorithme de la grande célébrité, peut-être même de la
gloire littéraire.
Il a exposé directement sa difficulté et, indirectement, la solution à laquelle il s’est résolu, dans un livre-pivot, Au revoir et merci, paru en 1966, chez Julliard, sans mention de genre, et réédité tel quel chez Gallimard en 1976, sous l’appellation de «roman» sans qu’un iota du texte ait été modifié. Dix ans s’étaient écoulés au cours desquels il avait appris l’art insolent, ironique et virtuose d’écarter la difficulté tout en s’en servant comme d’un atout en réserve.
Ces Mémoires prématurés contenaient un beau et tendre portrait de son père, le vrai, et un autoportrait peu indulgent de son propre et haïssable «moi» de jeunesse, trop riche d’ambition et trop pauvre, selon lui et il y insistait, de substance. Le titre-apostrophe de 1966 donné à sa «tempête sous un crâne» de fin de jeunesse, était bel et bien maintenu tel quel dans la réédition Gallimard. Mais il avait dans l’intervalle changé de sens.
«Au revoir» de 66 s’adressait à lui-même, il se donnait rendez-vous, sous-entendant la décision prise de rompre avec la facilité trop complaisante à laquelle il s’était jusque-là abandonné («Au plaisir de Dieu !», selon la devise mystérieuse qu’il invoque déjà, et qui deviendra le titre de l’un de ses livres majeurs). Tacitement, dans Au revoir et merci, il reprenait à son compte, sous une forme beaucoup plus allusive, le cri fameux du jeune Hugo : «Je veux être Chateaubriand, ou rien ! » En 76, on le retrouve au rendez-vous, programme rempli, fortune faite, ambition intacte.
En 66, le «merci» du titre était un acte de gratitude ambigu adressé à son premier éditeur René Julliard, qui voyait en lui «le frère de Sagan», et aux critiques qui avaient accueilli trop généreusement l’auteur de L’amour est un plaisir, d’Un amour pour rien, et des Illusions de la mer. Le «merci» de 76 s’adresse à ses lecteurs et à lui-même, à l’homme public qu’il est devenu et à l’auteur pris au sérieux qui s’est imposé par deux immenses succès de critique et de public [La Gloire de l’Empire et Au plaisir de Dieu] publiés eux aussi sous le prestigieux sigle NRF. Cette conquête de la gravité ne lui a rien fait perdre de son humour jubilatoire, mais elle l’a libéré de toute tentation d’auto-flagellation. Certes, il s’était donné du bon temps, il s’en donnait encore et s’en donnerait toujours, il était loin d’avoir jamais connu la détresse anglaise de René en exil, condamné pour survivre à enseigner le français à la progéniture du clergé et de la gentry de la campagne britannique, tout en rédigeant un Essai sur les révolutions et en composant Les Natchez, dont il attendait fiévreusement une très improbable gloire future : elle se manifesta pourtant dès 1802, avec le coup d’éclat du Génie du christianisme.
Néanmoins, en 1976, Jean d’Ormesson, moins maltraité, pouvait faire valoir la victoire qu’il avait remportée sur la dolce vita, sur les avantages du nom, de la fortune, de la santé, du talent, des délices du temps de paix et de sécurité, toutes séductions peut-être plus périlleuses pour un écrivain vraiment ambitieux que l’aiguillon fécond de la misère, de l’exil, de l’anonymat, des révolutions et des sanglantes guerres civiles, bref du guignon baudelairien.
Marc Fumaroli