On pourrait envisager divers moyens de surprendre Cordélia. Je pourrais tenter de déchaîner une tempête amoureuse susceptible de déraciner les arbres. Avec son aide, je pourrais essayer de la libérer, de l’arracher au contexte de son histoire, chercher par cette agitation et par des rendez-vous secrets à susciter sa passion. Il n’est pas impensable que cela se fasse. Une fille passionnée comme elle, on peut l’amener à tout. Mais cela serait incorrect sur le plan esthétique. Je n’aime pas le vertige, et il n’y a lieu de recommander cet état que lorsque l’on a affaire à des filles pour qui c’est la seule manière d’acquérir un reflet poétique. De plus, on laisse facilement échapper la jouissance proprement dite, car trop de désarroi est également mauvais. Pour elle, cela manquerait
totalement son effet. En quelques traits, je pourrais épuiser ce dont j’aurais pu tirer profit pendant longtemps, et même, qui plus est, ce dont j’aurais pu jouir plus pleinement et plus intensément. On ne jouit pas de Cordélia dans l’exaltation. Si je me comportais de la sorte, je la surprendrais peut-être au premier instant, mais elle serait bientôt rassasiée, précisément parce que cette surprise répondrait de trop près aux élans de son âme impétueuse.
Des fiançailles pures et simples sont, de tous les moyens, le meilleur, le plus approprié. Elle en croira peut-être encore moins ses oreilles si elle m’entend faire une prosaïque déclaration d’amour et demander sa main, que si elle écoutait mon éloquence ardente, absorbait mon breuvage enivrant et empoisonné, entendait battre son cœur à la pensée d’un enlèvement. […]
Jamais je n’ai fait de promesse de mariage à une fille, serait-ce de manière insouciante ; s’il semblait que je le fasse ici, ce ne serait qu’un mouvement affecté. Je ferai en sorte que ce soit elle qui rompe l’engagement. Ma fierté chevaleresque me fait mépriser les promesses. Je méprise qu’un juge, contre une promesse de liberté, incite un pécheur à avouer. Un pareil juge renonce à sa force et à son talent. Dans ma pratique de la séduction intervient encore le fait que je ne désire rien qui ne soit, au sens strict, un don de la liberté. Que de mauvais séducteurs emploient de pareils moyens ! Qu’y gagnent-ils ? Celui qui ne sait pas séduire une fille au point qu’elle perde de vue ce que l’on ne veut pas qu’elle regarde, celui qui ne sait pas faire croire à une fille que c’est d’elle que tout dépend alors que c’est sa volonté à lui, il est et restera un bon à rien. Je ne lui envierai pas sa jouissance. Un bon à rien est et demeurera un bon à rien, un séducteur, nom que l’on ne peut en aucun cas me donner. Je suis un esthéticien, un amoureux qui a compris l’essence de l’amour et sa spécificité, qui croit en l’amour et le ressent profondément, et qui se réserve à titre personnel de faire durer une histoire d’amour une demi-année au plus, et de faire en sorte que toute relation cesse dès que l’on a atteint l’ultime jouissance. Tout cela, je le sais, et je sais que la jouissance la plus haute est de penser être aimé, aimé plus que tout au monde. S’introduire dans l’esprit d’une fille est un art, s’en échapper est un chef-d’œuvre.
Traduit du danois par Régis Boyer
avec la collaboration de Michel Forget.