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Kafka
L'actualité de la Pléiade

Les « aphorismes » de Kafka : sur le monde, l’homme, le bien, le mal, la mort, « et sur quelques autres sujets »

Avril 2022

Réunis en liasse et numérotés par Kafka en 1918 (avec des ajouts en 1920), les « Aphorismes de Zürau » sont aussi célèbres que diversement interprétés : c’est souvent ce qui arrive aux énoncés hermétiques et aux recueils provisoires. S’ils ne sont pas les Pensées de Pascal, ils en ont l’apparence, et leur densité intellectuelle et d’écriture intrigue et séduit autant que le mystère de leur destination. En voici un échantillon, dans la traduction nouvelle de Stéphane Pesnel.

    1. Le chemin véritable passe sur une corde qui n’est pas tendue en hauteur, mais juste au-dessus du sol. Elle semble destinée davantage à faire trébucher qu’à être parcourue.
    4. Nombreuses sont les ombres des défunts qui ne s’occupent que de lécher les flots du fleuve des morts, parce qu’il provient de nous et a encore le goût salé de nos mers. Le fleuve se soulève alors de dégoût, inverse son cours et rejette les morts sur le rivage de la vie. Quant à eux, ils sont heureux, entonnent des chants de grâce et caressent celui qui s’est indigné.
    5. À partir d’un certain point, il n’y a plus de retour. C’est ce point qu’il faut atteindre.
    7. L’un des moyens de séduction les plus efficaces du Mal est l’invitation au combat. Il est comparable au combat avec les femmes, qui finit au lit.
    13. Un premier signe de la connaissance qui commence est le désir de mourir. Cette vie semble insupportable, une autre inaccessible. On n’a plus honte de vouloir mourir ; on demande à être transféré de la vieille cellule que l’on hait dans une nouvelle cellule qu’il va ensuite falloir commencer par apprendre à haïr. Un reste de foi porte à croire que, pendant le transfert, le seigneur passera fortuitement dans le couloir, regardera le prisonnier et dira : « Celui-ci, ne l’enfermez pas de nouveau. Il vient avec moi . »
    16. Une cage partit chercher un oiseau.
    19. Ne laisse pas le Mal te faire croire que tu pourrais avoir des secrets face à lui.
    25. Comment peut-on se réjouir du monde autrement qu’en se réfugiant en lui ?
    26. […] Il y a un but, mais pas de chemin ; ce que nous appelons chemin est hésitation.
    32. Les corneilles affirment : une unique corneille serait capable de détruire le ciel. C’est indubitable, mais cela ne prouve rien contre le ciel, car le ciel signifie: impossibilité des corneilles.
    35. Il n’existe pas l’avoir, seulement l’être, l’être tendu vers le dernier souffle, la suffocation.
    38. Quelqu’un s’étonnait de la facilité avec laquelle il avançait sur le chemin de l’éternité ; il en dévalait en effet la pente à toute vitesse.
    39. Il est impossible de verser des traites au Mal — et c’est ce qu’on tente continuellement de faire.
    40. Seule notre conception du temps nous fait parler de « Jugement dernier », en réalité il s’agit d’une exécution sommaire.
    43. Les chiens de chasse jouent encore dans la cour, mais le gibier ne leur échappera pas, même s’il est déjà en train de fuir à travers les bois.
    47. On leur laissa le choix entre devenir des rois ou les courriers des rois. À la manière des enfants, ils voulurent tous être des courriers. C’est pourquoi il existe uniquement des courriers, ils parcourent le monde au galop et, comme il n’existe pas de rois, c’est à eux-mêmes qu’ils se crient les messages qui ont perdu toute raison d’être. Ils aimeraient bien mettre un terme à leur misérable existence, mais ils ne l’osent pas : c’est le serment qu’ils ont prêté qui les en empêche.
    52. Dans le duel qui t’oppose au monde, fais-toi le second du monde.
    54. […] On peut désagréger le monde par le regard le plus intense. Face à des yeux faibles, il se solidifie, face à des yeux plus faibles il devient menaçant, face à des yeux plus faibles encore il devient pudique et fracasse celui qui ose le regarder.
    58. On ment aussi peu que possible seulement quand on ment aussi peu que possible, pas quand on a aussi peu d’occasions de mentir que possible.
    66. Il est un citoyen de la terre, libre et assuré, car il est attaché à une chaîne suffisamment longue pour qu’il puisse accéder à tous les espaces terrestres, et pourtant juste assez longue pour que rien ne l’entraîne au-delà des limites de la terre. Mais en même temps, il est aussi un citoyen du ciel, libre et assuré, car il est attaché au ciel par une chaîne dont la longueur est calculée de manière semblable. S’il lui prend de vouloir venir sur la terre, le collier du ciel l’étrangle, et s’il lui prend de vouloir aller au ciel, le collier de la terre le retient. Toutes ces possibilités lui sont malgré tout offertes, et il le sent: ne refuse-t-il pas même d’expliquer tout cela par une erreur survenue lors du premier enchaînement ?
    75. Mesure-toi à l’humanité. Elle fait douter celui qui doute, et elle fait croire celui qui croit.
    87. Une foi comme un couperet, aussi lourde, aussi légère.
    99. […] Bien des gens supposent qu’en plus de la grande tromperie originelle une petite tromperie particulière est organisée spécialement pour eux en chaque circonstance, donc que lorsqu’une comédie amoureuse est représentée sur scène, l’actrice, en plus du sourire mensonger qu’elle adresse à son bien-aimé, destine par-dessus le marché un sourire particulièrement sournois à un spectateur bien précis situé à la galerie la plus élevée. C’est aller vraiment trop loin.

Traduit de l’allemand par Stéphane Pesnel.

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