La Pléaide

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Segalen
L'actualité de la Pléiade

Les Treize Tombeaux. Extrait.

Octobre 2020

[Rédigé après une visite à la nécropole des empereurs Ming à la fi n de juillet 1909, ce fragment de «Briques et tuiles» fut publié pour la première fois en 1955, bien après la mort de l’auteur, survenue en 1919.]

Je suis Empereur. Je choisis ma sépulture. Oui, la Montagne est douce aux yeux ; le champ qu’embrasse son geste immense est paisible… Voici : ce recoin sans sépulcre, sera le mien ; qu’une première porte de torchis rouge — mur étendu — barre la route, et enclose mon parc. On verra donc une première cour, coupée d’une grande porte sous toit, puis une autre, débouchant au Temple où se tient — toute raison menue d’une si énorme chose — ma tablette. J’aimerai à voltiger en esprit sous la forme des deux caractères de mon nom… Mais leur puissance ! si forte qu’elle emplit le hangar énorme charpenté hautement des colonnades de troncs parfumés. Les poteaux sont géants ; décolorés plus tard, mais droits de la base au faîte. Et la cavité — où la lumière et l’ombre se mélangent — se remplira de toute la valeur de mon nom…
Par-dessus, deux toits jaunes, aux tuiles peu jointes pour que la mousse y mette ses franges vertes. Mais ! que les cornes et la pente s’en relèvent avec lenteur et certitude…
Il me faudra quelques vivants autour de moi. Je tolérerai ce petit village, afin de voir la fumée qu’allument les hommes vers le soir, et de passer parfois sur l’aire paisible, vers le soir. Çà
et là, des thuyas, et des chênes, et des pins… — La vallée est enclose, oui, bien enclose. Il n’y a pas de failles ni de fentes. Seul, l’arc de triomphe en défend l’unique accès. Tout ce qui passe
est donc ennobli, et l’air qui baigne tout ici a passé sur des cimes. Premier enclos. Mon mur rouge me défend en outre, et aussi le jardin qu’il contient… Que cette porte arrête les bruits et
celle-ci les mauvais sorts. Que ce temple énorme où vit toute seule la tablette de mon nom me défende envers toutes les prosternations qui s’arrêteront à elle. — Derrière, le brûle-parfum, les
chandeliers et les vases, m’épargneront les ex-voto cruels. Enfin la Tour achèvera ces remparts accumulés… Car tout ceci, tout ceci n’est destiné qu’à me séparer enfin de la vie… Parois de
cercueil et Parois de palais… Protections, écrans et boucliers contre tous les néfastes… (Les génies mauvais vont tout droit…) — Oui, ma demeure est assemblée, impénétrable ; et pour
dernier lit, j’aurai le tumulus de terre que l’on a percé jusqu’au cœur — J’y pénètre. M’y voici.Et maintenant refermez la Porte dernière sur moi ; et pour qu’elle ne se rouvre jamais, cimentez le mur, assemblez les briques, murez le chemin des vivants —
Je suis sans désir du retour ; sans regret, sans hâte et sans haleine. Je n’entends rien ; je ne vois rien. Je pense dans un vide — La demeure est bonne. Le tombeau est fort habitable. C’est bien ainsi. Je suis mort, et m’y complais.