Extrait du chapitre VIII.
La vérité était que Sir Edward, confiné en majeure partie au même endroit en raison de ses finances, avait lu plus de romans sentimentaux qu’il n’était bon pour lui. Très jeune, son imagination avait été captivée par les passages de Richardson les plus passionnés et les plus critiquables. Tous les auteurs qui, depuis, avaient paru marcher sur les pas de ce dernier en représentant la poursuite acharnée d’une femme au mépris de tout ce que dictaient les sentiments et les convenances, avaient occupé la plus grande part de ses heures de lecture et formé son caractère. Avec ce sens de la contradiction qu’il fallait attribuer à une tête assez mal faite de naissance, les grâces, la vivacité, la sagacité, l’opiniâtreté du méchant de l’histoire contrebalançaient pour Sir Edward ce qu’il avait d’absurde et de monstrueux. Pour lui, pareil comportement était génie, ardeur, sentiment. Cela le passionnait, l’enflammait. Il désirait toujours plus le voir parvenir à ses fins et déplorait toujours ses échecs avec plus de sensibilité que les auteurs n’auraient pu l’imaginer. Même s’il tenait nombre de ses idées de ce genre de lecture, il serait injuste de dire qu’il ne lisait rien d’autre ou que son langage n’avait pas été formé par une connaissance plus générale de la littérature moderne. Il lisait tout — essais, lettres, récits de voyage et critiques du temps — avec la même malchance qui lui faisait tirer uniquement de faux principes des leçons de haute morale et déduire des encouragements au vice des histoires de vertu récompensée, et il ne glanait que des mots difficiles et des phrases compliquées dans les œuvres de nos écrivains les mieux reçus.
Son grand projet dans la vie était de séduire. Avec les avantages personnels qu’il se savait posséder et les talents qu’il s’attribuait, il considérait cela comme son devoir. Il se sentait destiné à devenir un homme dangereux, tout à fait de la race des Lovelace. Le nom même de Sir Edward avait, selon lui, quelque chose de fascinant. Sa galanterie et ses assiduités constantes auprès des belles femmes, ses grands discours à toutes les jolies filles sans exception n’étaient que la part la moins intéressante du rôle qu’il se sentait appelé à jouer. Selon sa propre conception de la société, il avait le droit d’aborder Mlle Heywood, ou toute autre jeune femme qui avait la moindre prétention à la beauté, avec des compliments outrés et des transports extatiques dès la première rencontre. Cependant Clara était la seule sur qui il avait de réelles visées : c’était Clara qu’il projetait de séduire. L’affaire était entendue.
Traduit de l’anglais par Jean-Paul Pichardie.
Illustration : Georg Friedrich Kersting (1785-1847), Couple à la fenêtre (détail), Sammlung Georg Schäfer. © akg-images.