Parution le 17 Octobre 2024
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Qu’y a-t-il donc de changé entre l’amour et moi ? Rien, sinon moi, sinon lui. Tout ce qui procède de lui porte encore sa couleur et la répand sur moi. Mais cette jalousie, par exemple, qui lui fleurissait au flanc comme un œillet noir, ne la lui ai-je pas trop tôt arrachée ? La jalousie, les bas espionnages, les inquisitions réservées aux heures de nuit et de nudité, les férocités rituelles, n’ai-je pas trop tôt dit adieu à tous ces toniques quotidiens ? On n’a pas le temps de s’ennuyer avec la jalousie, a-t-on seulement celui de vieillir ? Ma grand-mère la méchante — ainsi je la distingue de l’autre qui, paraît-il, était bonne —, à soixante ans et plus, suivait mon grand-père jusqu’à la porte de certain buen retiro, et l’attendait. À ma mère scandalisée, la jalouse vieille dame provençale enseignait avec hauteur : « Vaï, petite… Un homme qui veut nous tromper s’échappe par de plus petits trous encore !… »
Elle avait sur un œil vert un sourcil roux, abaissé, elle déplaçait une majesté corporelle épaisse, à grands jupons de taffetas noir, et n’hésitait pas, si près de finir, à traiter l’amour familièrement, mais en suspect. Je pense qu’elle n’avait pas tort. Il est bon de ne pas s’interdire trop tôt toute familiarité avec les grands gestes éblouissants, dont seule la jalousie nous permet la clarté, grands gestes faciles, meurtriers, prémédités si minutieusement, si magistralement accomplis en pensée, que l’erreur de les commettre les affadit.
La faculté féminine de prévoir, d’inventer ce qui peut, ce qui va arriver, est aiguë et mal connue de l’homme. Une femme sait tout du crime qu’elle exécutera peut-être. Maintenue, si je puis écrire, à l’état platonique, la jalousie amoureuse exerce en nous le don de deviner, bande tous les sens, renforce l’empire sur soi. Mais quelle amante criminelle n’a été déçue par son crime même ? « C’était plus beau dans mon projet. Est-ce toujours ainsi noir et terne, du sang sur un tapis ? Et ce mystérieux mécontentement, ce sommeil désapprobateur sur un visage, c’est la mort, vraiment la mort ?… »
Elle aimait mieux son forfait au temps où elle le portait en elle, houleux et vivant, achevé dans tous ses détails et prêt à s’élancer dans la réalité comme un enfant aux dernières heures de la gestation… « Mais il n’avait pas tellement besoin de la réalité… La réalité le fait paraître vieux, ressassé, ennuyeux. Voici justement l’heure de mon plus grand tourment, l’heure où j’organise chaque jour un nouveau décor pour mon grand tourment, pour une péripétie que je n’avais pas encore imaginée, la catastrophe, le miracle… Je ne voulais échanger mon grand tourment que contre la paix — si je me suis trompée, que devenir ?…» Elle aperçoit que le meurtre est toujours un marché de dupe. Mais elle l’accepte avec difficulté, tant elle est butée, et prend pour une fin ce qui n’est qu’un commencement. De là il lui faudra s’humilier encore, jusqu’à comprendre qu’il n’y a que deux espèces d’êtres humains : ceux qui ont tué, et ceux qui n’ont pas tué.