Le 4 septembre, Georges Simenon meurt à Lausanne. De la fin de sa vie privée il y a peu à dire. Ennuis de santé. Promenades au bord du lac. En 1984, une grave opération. Son état se dégrade à partir de 1987. En 1989, il ne marche plus. Il ne parle presque plus.
Sa vie publique s’est achevée bien plus tôt. En 1978, on a donné son nom à une rue de Liège, sa ville natale : inquiétant privilège. À la fin de 1981, Bernard Pivot lui a consacré un «Apostrophes» spécial à l’occasion de la sortie des Mémoires intimes : dernière apparition importante de Simenon dans les médias.
Sa vie d’écrivain, elle aussi, est terminée depuis des années. Il a mis fin en 1972 à son activité de romancier. Le magnétophone a remplacé la machine à écrire. Il en tire des volumes de «dictées», récits à caractère autobiographique. L’un d’eux, Lettre à ma mère (1974), est un grand livre. Simenon en est conscient : « Je n’ai pas la conviction entière d’avoir réussi pleinement ce que je voulais faire, sinon peut-être dans Lettre à ma mère. » La dernière « dictée » paraît en 1981, comme les Mémoires intimes, livre écrit et non pas enregistré.
En cette fin d’été 1989, alors qu’il va disparaître, il semblerait donc que Simenon, qui n’a rien publié et ne s’est guère montré depuis huit ans, ne soit plus présent au public que par son œuvre. L’année précédente, les Presses de la Cité ont fait paraître le premier volume d’une édition complète, Tout Simenon ; et un premier colloque international, intitulé « Georges Simenon. Genèse et unité de l’œuvre », s’est tenu à l’université de Liège. Mais dans les jours qui suivent le décès, ce n’est pas l’œuvre – sa genèse, son unité, et moins encore sa place dans le paysage littéraire – qui est mise au premier plan. C’est une fois de plus le phénomène Simenon.
À la télévision, dans les radios et les journaux, une pluie de chiffres : l’homme aux 10 000 femmes et aux 400 livres ; combien de Maigret, combien de traductions, dans combien de pays, combien d’adaptations, combien d’exemplaires vendus, pour quel montant de droits d’auteur… Les romans «durs» (c’est-à-dire non policiers), ceux auxquels l’écrivain tenait le plus, sont passés à peu près sous silence. La vedette, c’est Maigret. Sur FR3 Limousin Poitou-Charentes (qui va évoquer la Richardière, manoir proche de La Rochelle et un temps habité par Simenon), un journaliste, sourire en coin, annonce aux téléspectateurs que le commissaire Maigret a dû apprendre à son adjoint Janvier la mort de leur créateur. Sa consœur confirme : «Le célèbre auteur belge de romans policiers s’est éteint.» Bien entendu, la «cage de verre» dans laquelle Simenon est censé avoir écrit un roman sous l’œil des passants, et qui n’a jamais existé, refait surface ici ou là.
Sans doute Simenon, qui se qualifiait d’«arbre à livres», a-t-il trop écrit pour être considéré comme un grand écrivain dès le lendemain de sa mort. De plus, «il écrivait comme Monsieur Tout-le-Monde». Refrain connu. Il se trouvera un critique pour faire cette remarque de bon sens : «Ce qui est tout de même curieux, c’est qu’à part Simenon, personne ne sait écrire comme Monsieur Tout-le-Monde.»
Il faudra du temps pour que Simenon occupe toute sa place dans le panorama du roman au XXe siècle. Parmi d’autres initiatives, l’édition qui paraîtra dans la Pléiade en 2003 jouera son rôle. Mais au moment de la mort de l’écrivain, ce que déclarait Félicien Marceau en 1954 conserve son actualité : «Dans tout raisonnement sur le roman contemporain, il y a un os. Cet os s’appelle Simenon.»