La Pléaide

1964

L'édition originale des Mots de Sartre est publiée en janvier chez Gallimard. « C'est l'histoire — la mienne — d'un homme de cinquante ans, fils de petits-bourgeois et qui avait neuf ans à la veille de 1914 et se trouvait déjà marqué par ce premier avant-guerre. » Parmi les premières réactions, celle de la mère de l'auteur : « Poulou n'a rien compris à son enfance. »

Pourtant, la critique fait bon accueil au livre de l'ex-Poulou, et le public suit. On se réjouit de retrouver l'auteur de La Nausée et du Mur — en d'autres termes, on se réfère au Sartre littérateur pour juger ce qui ressemble fort à un adieu à la littérature : « J'envisageais tranquillement que j'étais fait pour écrire, déclare Sartre au Monde le 18 avril. Par besoin de justifier mon existence, j'avais fait de la littérature un absolu. Il m'a fallu trente ans pour me défaire de cet état d'esprit. […] Je voulais montrer comment un homme peut passer de la littérature considérée comme sacrée à une action qui reste néanmoins celle d'un intellectuel. » Mais il donnera raison à la critique dans le film qu'Alexandre Astruc et Michel Contat lui consacrent en 1972 : « je voulais que les gens qui lisent ça se trouvent entraînés dans une espèce de contestation de la littérature par la littérature elle-même, voilà. »

Dans les dernières pages des Mots, Sartre reconnaît avoir « perdu [s]es chances de mourir inconnu », mais non l'espoir de « vivre méconnu ». Paradoxalement, c'est sans doute en partie au succès des Mots qu'il doit d'être sélectionné par l'Académie suédoise pour le prix Nobel de littérature 1964. À peine apprend-il la nouvelle (officieuse) qu'il écrit au secrétaire de l'Académie, le 14 octobre, une lettre aussi ferme que courtoise : il « désire ne pas figurer sur la liste des lauréats possibles ». Mais quand la lettre arrive à Stockholm, le secrétaire de l'Académie est déjà parti… aux sports d'hiver. Le vote avait-il eu lieu avant son départ ? Toujours est-il que le 22 octobre l'Académie suédoise décerne le prix à Sartre — qui le refuse aussitôt.

Journalistes et photographes sont sur les dents. L'écrivain se réfugie dans un café proche de Denfert-Rochereau, où le rejoignent Claude et Robert Gallimard ; on a décidé d'accorder une seule interview, et c'est un Suédois de Paris, C.-G. Bjurström, qui va la recueillir. Comme il faut fuir flashes et micros, on s'engouffre dans la voiture de Robert Gallimard qui emmène tout le monde rue de Condé, au siège du Mercure de France. Là, Sartre dicte à Bjurström une déclaration que celui-ci mettra au net en deux versions, française et suédoise.

Pour expliquer son refus, Sartre évoque des motifs « personnels » — l'écrivain doit « refuser de se laisser transformer en institution » — et des raisons « objectives » : dans le contexte bipolaire de l'époque, « le prix Nobel se présente objectivement comme une distinction réservée aux écrivains de l'Ouest ou aux rebelles de l'Est ». Les réactions de la presse et des intellectuels sont diverses, souvent compréhensives, parfois vachardes : Sartre porte mal la queue-de-pie (de rigueur le jour de la remise du prix), il n'a pas supporté que Camus soit nobélisé avant lui, il redoute la jalousie de Simone de Beauvoir, etc. C'est le Nobel de 1952, François Mauriac, qui (comme souvent) trouve les mots les plus justes : « Sartre a su se garder de l'ostentation : c'était le danger de son geste… Ce grand écrivain est un homme vrai et c'est là sa gloire. Un homme vrai, cela ne court pas les rues, ni les salles de rédaction, ni les antichambres des éditeurs. C'est parce qu'il est cet homme vrai que Sartre atteint ceux qui sont le plus étrangers à sa pensée et le plus hostile au parti qu'il a pris. »