La Pléaide

1961

À quel moment un livre est-il fini ? Quand son auteur décide qu’il l’est. Rigodon devait avoir la même longueur que D’un château l’autre et Nord, mais Céline modifie ses plans : l’instinct, peut-être.

Une vingtaine de pages avant la fin du livre – avant ce qui est désormais la fin du livre –, on lit ces lignes : « Je divague, je vais vous perdre, mais c’est l’instinct que je ne sais pas si je finirai ce livre… très beau, chronique des faits et gestes qu’ont eu de l’importance il y a vingt ans… trente ans… […] on a qu’une vie c’est pas beaucoup, surtout moi mon cas que je sens les Parques me gratter le fil, et comme s’amuser… oui !… joujou ! » Rigodon, finalement, ne conduit pas le lecteur jusqu’à la fin des années d’exil au Danemark (1951), comme Céline l’avait prévu, mais seulement jusqu’à l’arrivée à Copenhague (mars 1945). La dernière séquence est un retour au temps présent. « Ducourneau » vient voir l’écrivain-narrateur à Meudon « pour les ultimes menus chichis, pelures de coquilles… sur le papier que vous savez », c’est-à-dire le papier Bible, celui du volume à paraître dans la Pléiade, que prépare Jean Ducourneau et pour lequel Céline a accepté de récrire les passages de Mort à crédit censurés depuis 1936.

C’est donc fini. « À vrai dire c’en était assez… 791 pages… ouf !… » Le 30 juin, qui est un vendredi, Céline demande qu’on lui achète le stylo avec lequel il compte recopier son manuscrit au net. Puis il écrit deux lettres.

La première est adressée à Roger Nimier, qui est devenu son interlocuteur chez Gallimard et à qui le lie une affectueuse amitié ; Céline lui apprend qu’il a trouvé un nouveau titre pour son livre. Il pensait jusqu’alors à Colin-maillard, qui ne convenait pas mal au récit d’une marche à l’aveugle à travers une Europe du Nord en ébullition ; mais il opte en définitive pour Rigodon, qui désigne à la fois une danse très animée et un coup au but. Céline donne également à Nimier le texte qu’il veut voir figurer sur la bande-annonce : « Par-ci ! vite ! Par-là ! »

L’autre lettre est destinée au « cher Éditeur et ami », alias « sacré vieux coffre-fort qui fait bla-bla », alias « l’empereur Gaston », Gaston Gallimard bien sûr : « Je crois qu’il va être temps de nous lier par un autre contrat, pour mon prochain roman Rigodon… dans les termes du précédent sauf la somme – 1 500 NF [de mensualité] au lieu de 1 000 – sinon je loue, moi aussi, un tracteur et vais défoncer la NRF […] Qu’on se le dise ! »

Peut-être ces lettres, datées « 30 juin » par leur auteur, ont-elles été écrites le soir. En tout cas, elles ne partent pas le jour même. C’est Lucette Destouches, la femme de Céline, qui les remettra à leurs destinataires respectifs quelques jours plus tard.

Le lendemain, 1er juillet, il fait chaud dès le matin. Céline ne se sent pas bien. Il se plaint d’un mal de tête particulièrement intense, se remet au lit. Lucette donne ses cours de danse, mais elle vient voir son mari fréquemment. Vers 15 heures, il semble mieux. Vers 17 heures, ce n’est plus le cas. Lucette veut appeler le médecin, mais Céline lui demande de n’en rien faire. À 18 heures, il est mort. Le médecin (que Lucette avait tout de même appelé) conclut à une rupture d’anévrisme. On n’annonce pas le décès avant le lundi 3. L’enterrement a lieu le 4. Au cimetière de Meudon, le cortège compte une trentaine de personnes, parmi lesquelles Marcel Aymé, Claude Gallimard, Roger Nimier, Lucien Rebatet.

Quelques jours plus tard paraît dans Arts un entretien que Céline avait accordé à André Parinaud. Il y est question de la postérité ; Céline pense-t-il qu’elle lui rendra justice ? « Il est probable qu’elle me foutra à l’ombre », répond-il.