La Pléaide

1927

Au programme de Gallimard pour le mois de juin, Voyage au Congo, par André Gide. Les premières lignes de ces «Carnets de route» sont consacrées au ciel bleu, à la mer calmée, à un vol d’hirondelles. «Je crois bien que nous sommes les seuls à voyager “pour le plaisir”», note Gide, qui est accompagné de Marc Allégret. Son livre, que cet incipit pourrait faire passer pour les mémoires d’un touriste, n’en va pas moins déclencher une polémique mémorable.

Gide et Allégret ont quitté Bordeaux à destination de l’Afrique, le 19 juillet 1925. Dakar, Pointe-Noire, le fleuve Congo, Brazzaville – où Gide assiste au procès d’un administrateur colonial accusé de sévices sur des Noirs –, Bangui, la forêt, la brousse. Le jour de Noël, Fort-Archambault. En janvier 1926, Fort-Lamy. Visite au lac Tchad, puis retour : Yaoundé, Douala, embarquement le 13 mai, arrivée à Bordeaux le 31. Même pour un voyageur au long cours comme Gide, ce n’est pas un périple banal.

Mais un périple pour quoi faire ? «J’attends d’être là-bas pour le savoir», écrivait Gide sur le bateau. Prétexte : une vague mission d’enquête sur les compagnies forestières. Projet : rédiger des monographies sur les peuples habitant les régions traversées. La réalité sera tout autre.

Entre octobre et décembre 1925, Gide parcourt un pays mal contrôlé par l’administration ; la pression des compagnies concessionnaires s’y exerce sans frein, le travail indigène y est exploité. C’est le tournant du voyage. Aux images exotiques qui émaillent ses carnets s’ajoute alors une dimension éthique. Les aspects politiques qui vont concurrencer la relation de voyage égotiste concernent essentiellement deux sujets : les pratiques des compagnies concessionnaires, la faillite de l’administration dans son rôle de contrepoids. Gide qui mesure la nécessité de s’adresser à l’opinion, songe à publier des articles dans Le Temps, qui l’avait sollicité. Mais «je crains qu’une matière aussi épineuse ne soit guère de son goût», écrit-il finalement à Gabriel Hanotaux. À son retour en France, il envoie un rapport au ministre des Colonies. Il fait dactylographier son journal de voyage – la partie «personnelle» du futur livre – et entreprend d’y ajouter des notes et des appendices relatifs aux questions politiques. Les compagnies concessionnaires seront finalement sa cible principale. À partir de novembre 1926, la NRF publie le texte en plusieurs livraisons. Gide mène campagne, trouve des soutiens, un meeting a lieu le 18 mai 1927.

Dès la sortie de Voyage au Congo en librairie, la polémique enfle. Léon Blum consacre au livre plusieurs numéros du Populaire. Le 7 juillet, à la Chambre, Poincaré doit défendre son ministre des Colonies. Les compagnies concessionnaires contre-attaquent. Gide est taxé de mauvaise foi, d’incompétence, de légèreté. Il n’est, après tout, qu’un littéraire.

Le littéraire prépare d’ailleurs un second livre, Retour du Tchad, dont il va retarder la publication pour le nourrir d’appendices politiques répondant aux objections qui lui sont faites. Le 23 novembre s’ouvre le débat parlementaire sur le budget des colonies. Le 1er décembre, la NRF donne un premier extrait de Retour du Tchad, dont l’édition originale paraîtra en avril 1928.

Les résultats de la campagne ne seront pas à la hauteur des espérances. Les compagnies mises en cause perdront leur privilège général, conserveront des privilèges particuliers, s’adapteront et dureront. Mais Gide avait témoigné: «À présent je sais : je dois parler.» Voyage au Congo tire sa forme finale – un récit littéraire dans lequel la politique fait irruption – de cette nécessité.