«Si j’avais su que c’était si bête, j’aurais amené les enfants!» Ce cri du cœur, Jean Cocteau l’attribue tantôt à une dame, tantôt à un monsieur. La légende a connu plusieurs versions. Toutes s’accordent sur un point : Parade fut un scandale.
Le 18 mai, au Châtelet, ce «ballet réaliste» est créé par la compagnie des Ballets russes de Serge de Diaghilev. Picasso signe les décors et les costumes; la musique est d’Erik Satie; la chorégraphie, de Léonide Massine, «d’après les indications plastiques de l’auteur». L’auteur? Jean Cocteau. À en croire le programme, on ne lui doit que l’argument du ballet – une vingtaine de lignes –, mais il a porté Parade à bout de bras.
Un scandale, donc? Il faut y regarder de plus près. Si l’on parle d’une «pitrerie», d’un «défi au bon goût et au bon sens», d’une «farce d’atelier», certains critiques entendirent surtout des applaudissements, tel l’envoyé du Canard enchaîné : «Il y eut des siffleurs, mais ils furent écrasés.» «Quelques sifflets», note de son côté Paul Morand, et «beaucoup d’applaudissements». Il est vrai que Diaghilev, qui n’a pas oublié l’accueil houleux réservé au Sacre du printemps quatre ans plus tôt, a mobilisé une claque conduite par Apollinaire, à qui l’on a demandé en outre de présenter le spectacle. Son texte, «Parade et l’Esprit nouveau», restera célèbre : le mot «sur-réalisme» y fait son apparition. Pour cette raison et pour bien d’autres, Parade marque une date.
Le projet est ancien. En 1914, Cocteau a soumis à Stravinski une idée de ballet, une sorte de «parade» de music-hall, David. Il y songeait depuis 1911. Selon lui, le compositeur est enthousiaste. Cela ne durera pas. Stravinski passe à autre chose : exit David.
Mais en avril 1916, Cocteau a trouvé en la personne de Satie, «le vieux hautbois dormant», un successeur à Stravinski. Le spectacle sera la «Parade [c’est-à-dire le boniment] en trois tours d’une très belle pièce en trois actes qui se joue à l’intérieur»; le musicien est censé utiliser des éléments du Cap de Bonne-Espérance, poème alors en cours d’écriture. Puis, dans l’été, Picasso intervient. Il est bientôt au mieux avec Satie, au grand dam de Cocteau. Le peintre transforme le livret du poète en un simple argument, modifie le déroulement du ballet, en change les personnages. «C’est vous mon maître!» lui dit Satie. Cocteau voudrait bien que l’on se souvienne un peu de lui. Commence alors entre les trois hommes une partie de cartes biseautées. «Toute collaboration est un malentendu plus ou moins réussi», dira Cocteau.
En février 1917, Diaghilev, qui a pris le train en marche et désigné Massine comme chorégraphe, emmène tout ce beau monde à Rome. Picasso y dessine les maquettes des costumes et conçoit les décors. Cocteau, lui, poursuit Massine de ses conseils; ceux-ci sont écoutés, le poète respire. On revient à Paris, où les répétitions sont dirigées par Satie, chef d’orchestre contesté. Un flûtiste se plaint: «Il paraît que vous me trouvez idiot. – Non, non, je ne vous trouve pas idiot, répond le maestro. Maintenant je peux me tromper.» Le 4 mai, Picasso peint le gigantesque rideau de scène (170 m2), auquel, bien plus tard, Michel Leiris consacrera des pages splendides de Biffures. La presse annonce déjà un spectacle destiné à faire sensation.
Le jour dit, le Tout-Paris est dans la salle. Un scandale? peut-être. «La plus grande bataille de la guerre»? Un mois après la désastreuse offensive du Chemin des Dames, la boutade peut choquer. Mais la légende est en marche. Cocteau ne tardera pas à présenter cette soirée comme une nouvelle bataille d’Hernani.